À propos de Des Chaises, deux ou trois mots quand même...
À savoir que j'y ai mis beaucoup... de moi-même, en poussant à l'extrême. J'ai parlé en filigrane de mon propre brouillard cérébral, suite à la tumeur du cerveau, et des sensations extravagantes éprouvées après la lame du bistouri, les bizarreries de la chimiothérapie, les flammes de la radiothérapie... Qui m'ont englué la citronnelle. Par moments, je voyais des images doubles (en double), deux fois ma mère qui me rendait visite à l'hôpital. Deux mères, l'une au-dessus de l'autre, pour le prix d'une seule, c'est chouette ? Non, c'est extravagant. Alors on ferme les yeux, qui sait ce qui va se passer quand on va les rouvrir ? Quel pingouin va apparaître ?
Le brouillard-dans-la-tête, tout poisseux, qui amène, jusqu'à aujourd'hui d'ailleurs, à être incapable de faire ce qui pour d'aucuns va de soi.
L'angoisse des débuts, où l'on a peur que tout cela ne s'aggrave, et que l'on reste bloqué dans des niveaux de conscience... indéfinissables, ineffables, incommunicables.
Le brouillard into the brain, you connaître ?
Quand l'on ne sait plus ce que l'on a fait la veille, quand il faut qu'une Laure vous fasse travailler le citron : combien j'ai de doigts ? C'est qui le président de la République ?
Puis, l'on se ressaisit. On tient la barre. On fait tout ce que l'on peut pour revenir au ras des flots. Et s’y maintenir. Oh, on ne va pas en des domaines où l'on se sait flottant, non, on va là où l'on sait des bouées : l'art.
Pour le reste on abandonne. On baisse les bras en somme, pour mieux les lever ailleurs. On ne reconnaît plus certaines personnes ? Bah, l'on se résigne. On fait travailler sa mémoire. Le soir au coucher l'on se donne, non pas des chiffres - là, c'est l'échec assuré, mais des mots, une liste de mots que l'on devra se rappeler le lendemain. Las, le lendemain matin... ne reste que la première lettre le plus souvent.
Et l'on fait des travaux-d'intérêt-personnel. On écrit. On écrit. On écrit. On pianote. On compose de la musique. Là, ça marche semble-t-il. Alors on s'y tient. On ouvre des chantiers-d'intérêt-particulier. On lime. On creuse. On lime. On creuse. On taille des mots, des phrases. Et l'on progresse. Peu à peu. Car si l'on s'arrête, c'est la dégringolade. Alors on ne peut pas s'arrêter. On peint, on dessine aussi, on tente de se rééduquer quoi. On se concentre sur certains sujets. On les arrose. Ça pousse au printemps, en automne, et même en hiver. Les gens se disent : « Tiens. On le retrouve, là. Oui, c'est bien lui. » Pour le reste, le brouillard. On voit un psy, chaque semaine, pendant des années. Mais la glu, l'ombre menace... les synapses endommagées.
Des Chaises, donc ? Comme pour beaucoup de mes textes, quelque forme qu'ils prennent : poèmes, sagas, contes, autres, si j'y regarde de près, peu ou prou, de façon démesurée, ou plus mesurée, bien plus mesurée, c'est quelque autoportrait qui émerge, qui émerge ou reste sous la glace... déformante, du miroir.
Voilà… (Et tout ce que l’on ne peut pas dire, parce qu’incommunicable.)
Philippe Baudet, décembre 2024
Pour Pauline
DES CHAISES
(Conte)
PROLOGUE
C’était une femme… Elle entendit un chien japper comme dans un film de Tarkovski. Et le bruissement des feuilles aussi elle l’entendit. C’est à peu près tout ce qu’elle entendit d’ailleurs à ce moment-là… Car elle semblait fort occupée à se désincarner.
Puis elle sembla peu à peu – quoique imparfaitement - se réincarner… comme malgré elle. Avec un hurlement gigantesque – tel le cri du bébé-Gargantua au sortir du ventre de la mère Gargamelle. (Horrifiée peut-être… Au moment de paraître ? La douleur de la survenue au monde ? Parmi nous ? Les hommes ? Le “genre humain”, c’est-à-dire.)
Et puis enfin il y eut un silence de plomb. Tel qu’en une tombe close.
Or cette femme se tenait dans une plaie ouverte. Une plaie immense. Comme une immense matrice. Elle s’y tenait… comme une adulte en train de naître. Renaître ? Renaître… ou bien ?... S’y perdre (mourir ?), dans cette espèce de matrice. Cette géante plaie.
Elle s’y tenait au chaud avec dans ses mains, au creux de ses mains, un cœur palpitant.
Tic, tac… Cœur, logeant, évidemment, dans son corsage. Tic, tac… Corsage, logeant, quant à lui, à l’intérieur d’un tailleur extrêmement habillé. Ultrachic. Qui aurait paru d’un raffinement à couper le souffle, s’il… S’il n’avait été tellement endommagé. Déchiré de toutes parts ? Quasiment en lambeaux pour tout dire.
Et ses cheveux ! Quelle chevelure mon Dieu ! Ouh là là !
Sauf… Qu’elle semblait pleurer à chaudes larmes, cette chevelure en déploration : des mèches d’un noir de jais emmêlées qui s’échappent d’un restant de chignon natté. D’un semblant de chignon retenu encore mais à peine par une très finement ciselée barrette de diamants et d’or. D’un chignon-fantôme : édicule capillaire aux trois quarts démolis. Une ruine de chignon ! (La gueule du roi des champignons : oronge ou cèpe de Bordeaux, quand il se délabre, dégringole de son trône hautain, s’affaisse affreux, se décompose.)
Un chignon défait donc, au pourtant glorieux récent passé nonobstant ; ça paraît évident.
Oui. Souverain il fut manifestement, ce pauvre chignon-ci… Dont les petites nattes tressées portent la marque indéniable d’une “patte”. D’une “sacrée patte” ! La marque d’un soin magistral. D’un art, ô… Sans aucun doute possible le savoir-faire d’un véritable “sculpteur-capilliculteur-visagiste”.
Mais ce qu’on en voit, là, malheureusement, ce sont les nattes tressées de l’ex-chantourné chignon, qui se “dénattent”... en cascades ; qui “chutent”… en tortillons hystériques – oui, tel le Niagara. Qui, désorientées, se chevauchent pêle-mêle, agitées, convulsives. En désolation on eût dit. (Tout de même pas à la manière de la chevelure de Méduse ? Quand même pas, ho. Quand même pas non, quoique, à flots bouillonnants se culbutant, s’entrechoquant follement. Ce qui n’est déjà pas tout à fait rien, hein. Pour une femme pareille on veut dire. Une femme d’une de ces classes ! Genre déesse, hélas… défaite. Vaincue par on ne sait quel typhon, par on ne sait quel incendie, par on ne sait quel raz-de-marée. Anéantie par on ne sait quels désastres. Tourments. Tourments. Tourments.)
Et… Et des larmes aussi… à ses yeux, il y avait. Des larmes, oui, à ses yeux… néanmoins secs. Car ces larmes, n’en étaient pas… des larmes. Ces “larmes”, c’était tout ce qui restait en fait d’un maquillage ultrasophistiqué. Désormais, comme labouré.
Elle était d’une élégance rare cependant cette femme. Oui, vraiment rare. Malgré les dommages et outrages subis par sa toilette, malgré les affronts infligés à ses atours.
Et son foulard Hermès contribuait à lui donner une sacrée allure encore. Une allure folle. Il était fait d’une soie précieuse venue de Chine, cet agrément à sa vêture ; ce supplément d’âme il faut bien dire. Ce, pour la bonne raison qu’il était la seule, ou l’une des seules pièces en tissu qu’elle portait (on ne peut jurer de l’état de ses dessous, vraisemblablement chics, à l’instar de ses autres vêtements), qui fût sans un seul accroc. Épargné en somme. Tout de somptuosité préservée. Enveloppant un collier d’une double rangée de perles. Des perles sauvages. Malheureusement, un tantinet disloquées… les pauvres perles…
Ah. Un mot, tout de même, en dernier (le mot de la fin ?), sur un autre petit rescapé de ce champ de bataille. (De quelle guerre ? Ah ça ? On ne sait…)
Parmi tant de Grands Blessés… vestimentaires, subsistait l’éclat immaculé d’une broche somptueuse restée épinglée miraculeusement à la jaquette du tailleur de toile pour l’été, qui, elle, la veste, avait vraiment souffert.
Voilà…
Soudain le vent lui souleva les cheveux.
La femme se retourna, face caméra, et nous vit (peut-être ?) ; et nous regarda au fond des yeux. (Sans nous voir… qui sait ? Tout du moins, sans véritablement nous appréhender ? C’est possible…)
Longuement.
Étonnée.
Incrédule. (Existions-nous vraiment ?)
Au loin hululait un oiseau de nuit : on était déjà entre chien et loup. À la brune.
La brune bruissant d’ombres et de sons perlés.
Elle, la femme, ne cessa de nous regarder (de nous “observer” ?), fixement, pendant de longues, longues minutes… qui nous parurent interminables. Parce que tellement étranges.
Pourtant, quand elle se détourna de nous… L’instant d’après elle nous avait déjà oubliés. Elle ne nous avait jamais vus en fait. Jamais.
À peine avait-elle fait demi-tour (on veut dire : au sens propre, la moitié d’un tour sur elle-même – comme une toupie quoi), qu’elle aperçut une porte. Une porte entrouverte…
DES CHAISES
Elle était “femme”... Elle ouvrit la porte, comme une ondulation de mémoire. Une porte cela s’ouvre, elle se rappelait cela : elle avait dû faire ce geste mille fois peut-être…
Une porte cela se ferme aussi ; mais là…
Elle était déjà passée à autre chose. C’était une autre histoire. Un autre monde. Pas de pensée pour le passé, même très récent. Même le moindre souvenir – ou presque, presque… - du moindre instant précédent écoulé – quasi, quasi… - dans son sablier neuronal, semblait fondre comme neige au soleil. N’en restait, dans son esprit, qu’une bien vague impression. Telle une traînée de pas boueux sur le plancher de chêne verni de son subconscient.
La mécanique avance. Son cerveau ne paraissait pas connaître la marche arrière. Il ne connaissait plus que l’abduction. (Trop curieux de l’à-venir peut-être bien ?) C’était comme… Son bras. Les muscles qui commandaient son bras. L’action de son bras. De sa main. De ses doigts. Ses mouvements quoi. Ses gestes enfin. Son geste. C’était comme si son vouloir, en fait… Était devenu… Rien qu’un muscle. Un membre. Un muscle. Un membre, abducteur uniquement. (C’est-à-dire “qui écarte”. “Qui écarte” seulement.) Rien qu’abducteur donc. Et elle était ce muscle-là. Elle. La femme. Tout entière, ce membre-là. Et rien que cela désormais. Une volonté d’ouvrir, d’avancer. Tel un rouleau compresseur. Un trois-mâts en avant toute ! Sillon devant ! Sillage… derrière… Mais de celui-ci, l’on ne se préoccupe. On l’ignore superbement. Aucun regard en arrière donc ? Non ! Et, oui… Pas, plus de marche arrière qui tienne ! Comme si son vouloir – ce “vouloir-muscle-membre-là” - ignorait – à présent - l’adduction. (Comprenez : qui amène, ramène à soi, dans son axe, son centre de gravité, dans le plan médian de son corps.) Elle semblait faite dorénavant (à l’avenir de l’avenir) – elle était faite dorénavant oui ! - pour pousser, écarter. Les obstacles et les portes.
Une porte cela s’ouvre, une porte cela se ferme.
Une porte cela s’ouvre, une porte cela se ferme.
Une porte cela s’ouvre, une porte cela… s’ouvre. Une porte cela s’ouvre, une porte cela s’ouvre !
Elle arriva dans une pièce, une pièce nue, que sa mémoire avait oubliée – si jamais elle y était déjà venue ?
Elle se trouvait donc à l’intérieur d’une pièce. « Ah ?! »
…Avait-elle vu le jour ici ? Avait-elle toujours été là ? Elles se frotta les yeux. Les ferma. Les rouvrit. RIEN. Alors ? Alors ? Était-elle ici de toute éternité ?
Un soupçon de raison… lui dit que non, vraisemblablement. Elle avait sûrement dû, à un moment ou à un autre… qui lui avait échappé, pénétrer dans cette salle. Par cette porte, là-bas, sans doute ? Eh ! C’est la seule issue possible, apparemment.
Tiens, tiens. Tout près de la porte grande ouverte se tenaient trois chaises, bien visibles de partout, où que l’on se tînt dans ce vaste parallélépipède rectangle barlong… vide. (Hormis ces trois chaises bien entendu.)
Oh mais oh, oh ! Mais ces chaises… Ne dirait-on pas… Mais oui ! Ah ?! Mais ces chaises qui se font face, s’observent, ma parole ! D’un regard oblique ! D’un œil méchant ! Et elles retroussent leurs babines, ces chaises ! Grondent ! Prêtes à s’élancer ! Chacune menaçant l’autre, les autres ! « Ça alors !!! » Prêtes à se jeter dessus au moindre faux pas, prêtes à se jeter les unes sur les autres sans pitié, prêtes à se déchirer l’une l’autre - en fauves déchaînés, dans le vacarme et la poussière… La gueule de chacune claquant alors dans les gueules de bois des deux autres, dévorant la chair des barreaux, des pieds, du dossier et du siège des deux autres - tels des cannibales, les crocs se déchirant alors le cuir, la viande, s’arrachant le vernis et puis toute la peau de bois… Jusqu’à ce que le sang gicle… Jusqu’à la mort peut-être… Et qu’il n’en reste qu’une : la souveraine ! Trônant. Seule. Sur un tas de petit bois fumant. Eh ! Cela, c’est ce qu’imaginait la femme, évidemment. (Délire ô délire !) « Ho ! Jamais vu tant de fureur ! J’en suis toute “chose”. Brrr… »
Puis, cette vision dantesque s’estompa un peu, dans l’imaginaire fantasmagorique de la femme.
Car, pour l’instant… on semble, on semble… en rester au face-à-face… menaçant. Attendrait-on le moment propice ? Aiguiserait-on ses couteaux ? Ses “longs couteaux” ? Dans le silence assourdissant d’avant l’assaut final ? Rongerait-on son frein ? Son os ? Attendrait-on son heure ? Pour être sûre d’être celle – et elle seule ! – qui brisera les os des autres chaises. « Mon Dieu ! Oh mon Dieu ! Je ne veux pas voir ça ! Bouchez-moi plutôt les yeux Seigneur Dieu ! »
Et elle se ferma de nouveau les yeux. Le cœur battant fort. Et puis… Elle les rouvrit de nouveau. Elle avait l’air de ne plus savoir où elle en était. Ne plus trop savoir qui est qui dans cette sombre affaire de meubles-fauves. Elle secoua sa pauvre tête embrouillée. Cela n’arrangea pas les choses visiblement. Au contraire. Tout parut plus flou que jamais. Ne restait qu’une amère saveur dans la bouche : la peur. Diffuse…
Troublée, la femme alla en courant au bout de la pièce pour s’y réfugier. Ouf !...
Elle toucha le mur. Le scruta.
Puis soudain fit volte-face ; le visage suant ; l’œil rond et rougi. Elle ne savait plus de quoi elle avait peur, mais elle avait peur.
Elle trembla… Longtemps. D’un tremblement léger toutefois. Ainsi qu’une feuille de tremble. Ainsi que tout le feuillage du tremble sous la brise. Car elle ne claquait pas des dents. Non pas, non. (Du moins pas encore.) Ce n’était pas encore la bourrasque dans la ramure. Non. Elle avait la terreur tranquille, en somme. Discrète. Comme un voile de givre en automne. Une lueur pâle entre chien et loup. Un frôlement d’air : pffffuiiiit… Juste avant que la chouette effraie ne frappe. Juste avant le cri de la proie. Mais elle ne cria pas, elle. Pas même un petit feulement, de Dame blanche, un ronflement. Pas même. Le silence de Mozart, après que l’orchestre s’est tu. S’est éteint. (Ou… Avant qu’il ne s’embrasât, l’orchestre…)
Sauf qu’ici, point d’embrasement du tout. Rien. Que l’ombre portée d’un orme au clair de la lune pleine.
Puis. Brrr… Des silhouettes ! Un zeste de souvenir qui claque soudain dans la caboche ! (Une impression… de déjà-vu, de déjà-vécu peut-être ?) Oh, le brouillard dans la caboche ! La pénombre ! Les ténèbres ! Qui glacent le sang. À s’en faire pipi dessus. Comme une enfant dans son lit. Une enfant morte de trouille. Brrr… « Les chaises… Les chaises ? Les chaises !!! »
Le sol se dérobe.
Puis, puis, puis…
Puis le soufflé retombe.
Quoi ?
Oh, une inquiétude sourde. Qui tient en éveil. Qui vous fait vigie, sentinelle. Qui inquiète – rend non-quiet, intranquille. Le cœur bat, on ne sait pourquoi. Le corps se raidit. De quel sépulcre, on ne sait. C’est tout caverneux ici, dans ce souterrain. Et c’est sinistre. Quel cloaque !
Un cloaque ?
C’est tout voilé. En fait.
Après une éternité, elle sembla, elle, la femme, mais lentement, très lentement, se calmer un peu. Elle se plaqua à fond contre le mur avec son dos. Ses bras et jambes plaqués à fond eux aussi. Les paumes et les doigts comme collés à la tapisserie, véritables ventouses. Car… Elle s’était mise, la femme, sous la protection de l’un des motifs de la tapisserie… Qui l’y avait invitée ; là, sous son aile…
L’y avait invitée ?... Vraiment ?...
Brusquement, son esprit englué se rappela un danger. Le cœur bat la chamade. Le cœur s’affole. Danger !
Du danger. Quel danger ?
Elle n’osait bouger.
Tant que son corps épousait le mur, elle était protégée. De quoi ? Çà !... Toujours est-il que oui, son cœur ne battait plus si fort. C’est vrai.
Badaboum boum boum !!!
Bououoummm… bououoummm… bououoummm… bououououououououoummm.
Son esprit chancelant nonobstant gardait intacte l’image protectrice dans les circonvolutions de son cerveau et dans ses entrailles, ainsi que sous la peau de sa peau : ce motif sur la tapisserie.
Elle l’avait dans le dos, ce motif qui la couve en mère poule, mais… elle l’avait – également - devant les yeux, intégralement, oui tous les détails, les couleurs précises qu’elle aurait pu recopier si elle avait eu de quoi peindre et la liberté de ses mouvements.
C’était bien là la preuve que tous les neurones et les bidules et les machins de son cerveau étaient intacts et fonctionnels, non ? Correctement branchés, non ? Au poil près. Connectés aux petits oignons, non ? Capables même de prouesse en cas de nécessité absolue. Vitale.
En cas de danger par exemple…
Mais quel était ce danger au juste ?
Là, pour le coup, c’était plutôt flou dans sa caboche.
Oui c’était quoi déjà ?
…C’est alors qu’elle aperçut les trois chaises. « Ah !!! »
Voilà donc les monstres qui la menaçaient ! Voilà ! La menaçaient, elle ! « Ah ça ! Ça alors ! Pourquoi ?! Pourquoi moi !!! »
Désormais les chaises ne se menaçaient plus entre elles… Non, non. (D’ailleurs elle-même, la femme, n’avait plus guère souvenir de ça à vrai dire : qu’elles se fussent à un quelconque moment menacées les unes les autres, les chaises. Qu’elles eussent jamais été, les chaises, à quelque moment que ce fût… ennemies.) Non, non. Elles étaient comme cul et chemise, les chaises, maintenant. Copines comme cochons. D’acc, d’acc entre elles comme larrons en foire.
Hé ! Elles se sont liguées contre elle, les chaises, c’est ainsi, c’est un fait, un point c’est tout. « Ah ça ! Ça alors ! Pourquoi ?! Pourquoi donc !!! Brrr… »
Alors ? Que faire ?
Pour l’instant… Rien. Surtout ne pas bouger.
Elle, la femme, elle sentait le giron rassurant du motif sur elle, plaqué. Ouf… Maternel, paternel. Ventre chaud.
Mais… Mais, elle sentait aussi sa peur. Sa propre peur… Indicible. Insondable. (Et venue d’où ?) La trempant de sueurs froides des pieds à la tête. Elle sentait sa peau toute moite à travers ses vêtements. Et… Elle les sentait, ses vêtements, se coller à elle. Pouah !
Surtout ne pas bouger.
Mouais… Hum, hum… Oh, oh !...
Le brouillard, cependant, dans sa conscience, se fait moins dense, là, maintenant, ne dirait-on pas ? En cet instant même ? Mmh ? En cette seconde-ci ? Oui ? Non ? Oui c’est possible, mais... Mais…
Bah… Du moins, c’est l’impression qu’elle a, elle… Que ça grésille un brin au sein de son tronchon ! Comme le léger rai de lumière d’une ampoule qui vacille. Le voile, la cloison se fissurent un brin, n’est-il pas ? Non ?
Peut-être…
En tout cas… Ses sensations – à elle - sont légèrement plus précises, réelles, charnelles, à ce qu’il semble. Non ? Si ! Mais si voyons ! Elle semble être… enfin au monde, non ? (Libellule à fleur d’eau, posée sur quelque nénuphar ?) Bah. Qui peut le dire ?
…Des images concrètes, çà et là, peut-être, devant ses yeux ? Hum ? Peut-être bien, oui. Des bribes d’images, alors ? Des morceaux d’images en demi-teinte, des morceaux un tantinet disjoints - voire un tantinet disloqués ? Illusions ? Visions ? Hallucinations ? Demi-vérités ? Mensonges ? Vessies qui se prennent pour des lanternes ? Vessies que l’on – la femme - prend pour des lanternes, plutôt… Lanternes magiques ? Mirages ? Sables mouvants sur le terreau de ses impressions, de sa réalité, à elle, la femme ? Un peu comme quand on est entre chien et loup, après la pleine lumière du jour, n’est-ce pas ? Oui, un peu.
Ou bien… Vagues souvenirs de choses réellement vécues ? Va savoir ?
(Hé ! Ne soyons pas tatillons, nous, les Témoins !)
Bref. Des bribes, des fragments… Qui se rassembleraient, venus des quatre coins de sa cervelle humaine un chouïa lésée ? Se réuniraient au centre de son ordi mou perso : au cœur même des ventricules - pour un colloque ? Un forum ? Un séminaire ? Une table ronde… à se délivrer… les secrets du monde ? Un… Symposium ? Non ? Un simple conciliabule alors ? Où, de bulle à bulle, de bulle en bulle… l’on se chuchote à l’oreille – l’oreille… “ventriculaire”, ma chère ! en messe basse… les petits potins mondains ? Mmh ? Mouais… Non plus ??? Ah ?
(« Hé ! vous raillez, Témoins ?! »)
Oh ! Mais… Merde alors ! Ça se taille ! Ça fout l’camp ! Se morcelle ! Derechef, s’éparpille !
Et c’est l’ombre qui gagne à présent. La glu.
Eh ben ! c’est gagné tiens !!! Pfff… Merde ! Merde ! Merde !
Hou… hou… Houlà !
Attention ! Là ! Vous voyez ? Ben ça alors !... Des pièces de puzzle… dispersées… qui jouent maintenant à saute-mouton ; à chat perché ; à cache-cache…
Il y a comme de ténus tintinnabulements de grelots into the brain, oh, oh !
Hé ! ça s’ouvre… souffle… s’amplifie dites donc ! En tintements de clochettes, ouh là là ! ; où c’que seraient des vaches emmenées paître dans un pré fort herbu et vert foutrement dites donc ! Aïe !!! Carrément des cloches, alors ? Hein ?... Oh, oh ! Mmh ? Les cloches d’un clocher de village donc ? Des échos… ooo-oooo-ooooos, d’un paysage… de campagne paysanne (fichtrement vallonné alors, ce paysage, ne dirait-t-on pas, hein ?), dans la caboche de la femme en question. Peut-être ? Mais… peut-être pas ??? Çà ! Comment savoir ? Peut-être… Simplement… De vagues souvenances, comme ci comme ça, d’odeurs, ma foi - hum ? Quelques parfums par-ci par-là, non ? Odeurs de crottin et de fleurs mêlées, si ça se trouve ? Ou bien le parfum du pissenlit – dent-de-lion comme on dit, destiné à quelque salade de grand-mère, et ramassé au couteau dans les prés au printemps… sur le chemin des écoliers ? Eh ? Oui, peut-être bien… Mouais… Mais quand même ! Quand même… Ce n’était quand même pas que du boudin quoi, ce qui se passait là, dans sa cervelle humaine, tout de même ! Hé ! un cinérama… qui y va tout doux, tout doucement, dans une semi-conscience quoi. Là ! Dans le fond de la marmite, à cuire à petit feu, puis à feu plus ou moins fort. Puis, qui sait, de plus en plus fort – en faisant bondir le grossier brouet dans la cocotte ! C’est possible. Mais… Mais non. En laissant rissoler le mets plutôt. Un mets qui se laisse mijoter, mitonner, cajoler, dorloter.
Hein ?
Çà !... Eh ? Ma foi ?
…Peut-être en effet que les choses prenaient un tantinet plus de relief à présent. C’est possible. Rien de trop toutefois, hein ! Pas de quoi s’en mettre plein les mirettes, hé, des souvenirs… Pas de quoi se rappeler soudain “papa, maman”, ho ! Mais il est vrai quand même que quelques pièces du puzzle semblaient bel et bien être sur le point (pas tout à fait cependant) de retrouver leur chemin… dans la marmelade des idées confuses. Oh, il y a loin encore de l’eau fraîche de la source à la cruche, certes ; du fruit de la vigne au tonneau ; du vin à naître dans la cuve au cruchon. Il y a loin enfin… de la coupe aux lèvres, bien entendu. Et l’on est loin encore, depuis la pauvre petite route toute cabossée et riche en nids de poule où l’on se traîne, d’arriver à la vaste autoroute de la vie claire, n’est-ce pas. Loin, loin, loin…
Mais… Hic et nunc, pour ce qui est de la situation présente… À l’instant T, donc… En ce qui concerne un certain face-à-face…
Eh bien… Cela devenait un peu plus net. Puis carrément plus net. Ouais, ouais… C’est vrai… L’esprit de la femme était au net maintenant. Ou lui parut tel du moins. Des cubes en désordre se déplacèrent puis se calèrent à leur juste place, à ce qu’il lui sembla. Ouais, ouais… C’est tout comme le carreau de verre d’une fenêtre si sale qu’on n’y voit goutte à travers… Puis que… Un coup de chiffon plus tard… Ben… La crasse s’étale un chouïa… Laissant çà et là transpercer quelques rayons de lumière quoi… Un petit bout de la réalité. Un petit, tout petit et vraiment minuscule coin de… « vérité ». Un zeste de vision… Oh, rien de trop, répétons, rien de trop… Mais enfin, voici…
Il y avait à l’entrée de cet endroit… (Une pièce ? Mais quelle pièce ? Comment était-elle parvenue là, tout autour d’elle, cette pièce ??? Tout autour d’elle. L’enrobant, la femme, par ses hauts murs enluminés, l’englobant, la moulant, comme par son papier en papillote le bonbon est enrobé. (« “Bonbon” ? Qu’es aco ? : “bonbon” ? »)
Il y avait à l’entrée de ce lieu, donc, tout près d’une porte grande ouverte (ah ça alors !), trois choses sombres qui piaffaient d’impatience, tournées vers elle. Elle, la femme. Avides… Affamées d’elle… Enfin… C’est ce qu’elle croyait. Elle en était même totalement persuadée : « Oh mon Dieu ! Comment ça s’fait ça ! Comment c’est arrivé là, des horreurs pareilles ! Et pourquoi sur moi !
Moi ? Moi ? Moi ?
Qui… moi ?
Qui ça ?
Hou… Ma têêêêêêteeeeee !!! »
Heureusement il y avait aussi, dans son dos, un grand motif de tapisserie pour lui donner asile. Elle, elle n’avait pas besoin de le regarder pour le voir avec la plus extrême précision.
Ce motif représentait un paysage. Un grand champ d’herbe grasse au premier plan. Dedans, des fleurs sauvages. Et au-delà, également des fleurs : jaunes, bleues, violettes, rouges…
À l’arrière-plan, un ruisseau, des arbres de diverses essences. Au-dessus, le ciel… évidemment. Un ciel profond de nuances bleues ; et roses aussi.
On ne voyait pas le soleil sur cette… aquarelle, mais on le devinait par la simple puissance de sa luminosité qui rendait ce ciel éclatant et inondait les frondaisons des arbres et l’herbe tendre.
On l’a dit déjà, le moindre détail, à la feuille près, était gravé sur l’écran mental de la femme. Mais encore - encore plus fort hé ! elle sentait le vent lui caresser la nuque. Un vent frais. Et elle sentait – et avec quel nez ! les parfums mélangés de cette nature pénétrer ses narines. Et malgré la mixtion des substances, elle pouvait les démêler, respirer chacune. Les reconnaître par leur petit nom. De plus, elle entendait les bruits. Avec netteté. La musique plutôt. Et là encore en “distinguant”. Musique de l’eau du ruisseau, musique du feuillage qui frémit, musique de la brise. Et même un galop au loin… Un chien qui jappe… Sans que pour autant – et elle le savait – nul animal ne fût peint sur l’image.
Tant qu’elle se tenait là en tout cas, appuyée à la tapisserie, elle se savait en sécurité sous la protection du motif paysager. Du moins elle l’espérait. Elle avait un peu peur quand même : qui sait de quoi sont capables de tels fauves ?
Ses yeux restaient fixés obstinément sur les fauves de bois brun.
Elle vit avec l’acuité d’un œil de lynx leurs pieds remuer.
Une boule d’angoisse lui coupa la respiration… mais le vent doux, derrière elle, souffla plus fort, rugit un peu, et les chaises reculèrent. Semblèrent reculer. Oh, pas de beaucoup, de quelques centimètres, voire de quelques millimètres seulement peut-être - toujours ça…
De plus, le vent l’enveloppa et lui donna… une bouffée d’air. Un air très pur, gorgé d’oxygène. Elle en eut des picotements sur toute la peau et un peu d’ivresse. C’était bon.
Les chaises grognèrent. De dépit, espéra-t-elle.
La fraîcheur de l’eau du ruisseau lui rappela, ou plutôt lui apprit, qu’elle avait soif.
Depuis quand n’avait-elle bu ? Çà ! Elle n’en savait rien du tout. Elle n’avait pas faim mais elle avait très soif. Toutes ces épreuves sans doute…
Cependant elle resta coite face à la meute. Elle la devinait fébrile, cette putain de meute-là ! Prête à mordre. La mordre, elle, la femme. La dévorer. En attente de quelque imprudence de sa part. Le moindre relâchement et hop !
Elle resta coite donc, ainsi que le lierre, immobile absolument, pendant des heures et des heures.
La soif la brûlait. L’asséchait. Elle étouffait. Boire. Boire. Boire. Il lui fallait agir. Coûte que coûte.
La prudence n’était plus de mise : si elle ne tombait pas sous les coups des monstres ce serait pour mourir de soif.
Alors…
La femme-caméléon avait pris, pour se camoufler, ce afin de tenter de se faire oublier des chaises bien sûr, l’aspect d’une quelconque statue située sur les bords du paysage qui était représenté dans la tapisserie sous laquelle elle s’était réfugiée. Elle était même parvenue à être comme absorbée par elle, la tapisserie. Hélas, consumée par la soif, au sens littéral, la femme fut bien forcée de sortir de sa cachette. Ce, dans le but d’étancher sa soif. Et ainsi… Elle prit le risque de se dévoiler, après une éternité d’immobilité…
Plaquée jusqu’ici au mur, arrimée à lui, soudée à lui, le mur, (tel le lierre oui !), elle était en sécurité – relative, mais quand même...
Mais. Boire. Boire. Boire. Il lui fallait absolument… Boire !
Alors, elle fut bien forcée oui, avant toute autre chose, pour boire… De se manifester. De révéler sa présence quoi. Comment faire autrement, hé ! Donc, pour cette action : se désaltérer, bien qu’imprimée qu’elle fût (comme tous les autres ornements figurant sur la surface de la tapisserie), elle se décida à décoller, petit à petit – et non sans mal, une main dudit mur. Elle en fit un poing ; leva son bras engourdi et menaça les chaises : « Prenez garde saletés ! Le vent vous brisera ! »
C’est là tout ce dont elle était capable, la femme - par ailleurs comme tétanisée.
À cet instant, à cet instant précis, c’est à cet instant précis que le vent, armé de son bras marteau-de-Thor, se décida de frapper comme jamais il n’avait frappé. De frapper franchement ! Résolument ! Frapper et refrapper ! Encore et encore ! Assénant, à grands coups de marteau, la tempête sur les meubles-fauves.
« Merci ô Vent ! », fit la femme, émue, reconnaissante. « Merci Vent, merci ! »
Eh oui… En véritable Roger secourant Angélique, il s’était mis, le vent, à gronder, à gronder de plus en plus fort. Eh oui… Il avait jailli brusquement du mur, le vent ; évitant toutefois la femme dont pas une seule mèche de cheveux ne fut soulevée le moins du monde – on ne sait trop comment, par quelque sortilège sans doute ? Et il se jeta, lance en avant, sus aux chaises ! Oui ! Comme un guerrier à l’assaut ! Et comme le fameux Roger du poème épique de l’Arioste (Roland furieux), en armure dorée, caparaçonné, s’élançant à cheval sur son hippogriffe au ras des flots houleux où… une orque terrifiante à gueule venimeuse se préparait un féminin festin : la pauvre Angélique, tout aussi prostrée, pétrifiée qu’elle-même au jour d’aujourd’hui l’est, la femme ! Te me lui plantant, le Roger, dans l’orque fabuleuse, sa lance en plein centre de sa putain de gueule toute baveuse déjà d’eau-à-la-bouche et grande ouverte pour le miam-miam… Une orque se préparant, toutes affaires cessantes, pour le festin : « Mmmm... Miam-miam ! », ses rangées de crocs – crocs aiguisés tels des scalpels – déjà portées en avant, et… Mais... Niet ! Pas de gueuleton pour l’orque ! Bref. Le « mythologique », il te me l’envoie rouler-bouler, l’ogresse-orque, cul par-dessus tête, fissa ad patres !
Or, les chaises sont de ces orques légendaires là ! Sont de la même race !
Mais l’ami vent, lui, c’est également Zorro sur son fier destrier noir se cabrant et piaffant. – Ce, juste avant de déchaîner sur l’ennemi l’ouragan !
Alors… Se prenant de plein fouet la colère du vent dans la poire, celles-ci – les chaises -, gémirent et vacillèrent.
C’est du moins ce qu’il parut à la femme. Qui, du coup, rapide comme l’éclair, se retourna, pour, admirative, reconnaissante - et prise soudain d’un élan quasi fanatique devant l’idole, embrasser le vent de moult baisers : « Ô Vent ! Vent ! Merci mille fois, Vent ! »
Malheureusement… Elle exposa, de ce fait, son dos à l’ennemi, la femme, faisant soudain fi du danger. Pour une fois, rien qu’une, pleine d’amour ; ou quelque chose d’approchant. Comme une sœur pour son frère, comme une fille pour une mère aimante, pour un père qui veille sur sa progéniture. Comme…
Comme. Comme. Comme. Contre ! la plus élémentaire vigilance plutôt !
La femme avait ainsi - subitement imprudente, inconséquente, quitté le front, la tranchée, fermé les yeux, baissé la garde.
Ah ça ! Quel retournement ! Tellement surprenant de sa part. Tellement inattendu… que l’on se demande si… Si au fond… tout cela, toute cette histoire, c’est… C’est du lard ou du… Oui, l’on se demande si ce n’est pas en fait du flan tout ça ? Du vent en somme ?
Mais non. Le vent pour sa part grondait toujours, ma foi. Montait la garde. Alors…
Alors elle en profita pour rentrer profondément dans le motif ! Ramper sur l’herbe jusqu’au ruisseau. Et là elle but. Elle but tout son saoul. Longtemps. Trop ?
Soudain du bruit derrière elle. Son cœur bat de nouveau comme un tambour. Il lui faut reculer. Vite, vite ! Son cœur va exploser. Badaboum, badaboum, badaboum !!!
Hop, hop, hop… Ça y est ! Elle est derechef sur ses pieds. Debout.
Et fin prête pour une nouvelle volte-face. (Un énième face-à-face.) Pour le combat s’il le faut ! Elle dégaine !
Mais…
Ses yeux s’embuent. Sa vue se trouble. Un vertige ?
Elle titube, hagarde.
Se ressaisit. Instinct de survie ?
Ouf ! Il était temps ! Les chaises, croit-elle, malgré le vent, ont progressé. Pauvre vent qui a surestimé ses pouvoirs, qui a sous-estimé celui des chaises. Ces canailles ! Elles ne sont plus qu’à… Non, ça va, elles sont encore à proximité de la porte grande ouverte. Elles ont avancé de quoi ? Quelques centimètres, pas plus ; peut-être même moins. « Excuse-moi Vent, dit-elle tout haut à son ami le vent. Excuse-moi d’avoir douté de ta force, mais j’ai eu si peur. Et puis ces salopes ont quand même avancé, regarde. Il me faut redoubler de prudence dorénavant. »
Ainsi la femme a-t-elle parlé dans cette vaste pièce nue que meublent seules… trois chaises de bois brun. (À qui a-t-elle parlé ?)
En tout cas elle a étanché sa soif. Toujours ça de pris !
Mais la voilà de nouveau vigie. Sentinelle.
Combien de temps pourra-t-elle rester là, confinée ? Jamais elle n’osera s’enfuir. Pour fuir il n’y a que la porte. Et près de la porte il y a les chaises.
Avec les chaises c’est la guerre. C’est… “Elles ou elle” !
Elles sont si fortes ; elle est si faible.
Elle est comme un animal apeuré, terrifié même, qui ne peut sortir de son terrier. Car hors du terrier, au tout devant, veillent les prédateurs. Les prédatrices.
Heureusement qu’elle est si bien protégée ! Oui, par l’image sur la tapisserie du mur auquel elle s’est une nouvelle fois adossée bien sûr. Accolée.
Mais elle ne va pas pouvoir rester ainsi pendant des jours entiers, des nuits : il faudra bien qu’elle dorme. Si elle ne dort pas elle va s’épuiser. Si elle s’épuise, les chaises vont en profiter. Profiter de son inattention. Et elles se lanceront sur elle…
Surtout ne pas s’endormir.
Le temps passa, long, long. Lourd de menaces. Les chaises ne lâchaient rien. Quelle obstination !
Fallait-il qu’elle en vaille la peine…
Qu’est-ce qui pouvait bien les attirer chez elle ? Sa viande ?
Elle entendit un loup hurler à la lune. Ou peut-être était-ce le chien qu’elle avait entendu japper tout à l’heure. Elle n’en eut pas peur. Au contraire. Puisque cela venait de son asile, de cette aile protectrice dans son dos. De sous le plumage douillet de sa petite mère nourricière. De sa petite maman-poule… Non, de cet aboiement-là elle n’eut pas peur. Non.
D’ailleurs… Elle eut même un regard, un geste, et une parole de défi envers les chaises : « Tiens, vous l’avez entendu celui-là ? Ho ! Gare à vous garces ! Si vous restez là, il viendra vous bouffer, salopes ! »
Mais la hardiesse-cocorico, la bravoure aveugle, le défi à panache gallinacé… avait fait long feu. La menace n’avait pas porté. Eu aucun effet. Les chaises, inflexibles, tenaient le siège. Encore et toujours. Et jusqu’à quand ?
Décidément !!! Fallait-il qu’elle sente bon, qu’elle soit un délice…
Elle porta une main à ses narines et inhala fortement. Elle huma sa chair.
Fallait-il qu’elle sente violemment la bonne viande…
Pourtant la femme ne sentit rien de tel. Seulement sa sueur.
Elle ne comprenait pas.
« Pourquoi moi ? », gueula-t-elle aux chaises. « Pourquoi !!! »
Et elle se mit à pleurer.
Elle en avait marre et plus que marre.
« Taillez-vous ! Foutez-moi la paix ogresses ! »
Puis elle les supplia, car les menaces n’y faisaient visiblement rien.
« Je vous en prie, laissez-moi tranquille. »
Bien sûr les chaises ne bougèrent pas d’un iota comme on s’en doute.
Et la femme sanglota. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas pleuré. Mais là, des flots ! Et pas des larmes de crocodile. Ça non !
Évidemment ces larmes n’émurent pas les chaises.
En revanche elles émurent le vent, et l’eau, et le ciel, et les arbres, et les fleurs ; l’herbe aussi ; et la lumière du soleil.
Il se fit un grand chambardement sur la tapisserie du mur. Le ciel s’obscurcit, le vent se leva une dernière fois (mais… cependant… en restant ce coup-ci – c’est à noter - dans l’image) ; des nuages, nouveaux venus, cumulonimbus, menacèrent. Ce fut tout noir.
Et puis soudain, un tonnerre du diable et des éclairs ! Le tonnerre telles des salves de canons ! Les éclairs telles les flammes de l’enfer !
Même elle, la femme, dut se boucher les oreilles ; et plisser les yeux dans la lumière aveuglante. Les plisser à défaut de pouvoir se permettre de les fermer…
« Quelle colère ! Non mais quelle colère ! Ouh là là ! Les foudres de la guerre ! »
Oui mais… Mais les chaises quant à elles ne plissèrent rien du tout.
[Stoïques, sont ces chaises-là. Oui, des monstres-de-bois semblant totalement indifférents, apparemment. Stoïques, on eût pu dire en effet, s’il ne s’était agi en vérité d’objets… inanimés. Mais cela, cette réalité-là, ne concerne en rien la femme. Stoïques, oui… telles des statues anthropomorphiques donc. Stoïques tels des guerriers de marbre par exemple. Eh ! forcément quoi ! Bref…]
Rien n’advint, de ce qui aurait pu advenir, si tout cela n’était pas au fond, qu’illusions, fantasmagories.
Rien n’advint donc. Hélas pour elle, la femme.
Pourtant… À ce qu’elle voyait… Tout le monde mettait le paquet pour elle ! L’herbe menue ou plus drue se tordait, gesticulant en tous sens ; et gargouillant en de ronflants glouglous et en de ces petits bouillons… verts, à vous en donner… la gerbe ! Ah ! Foutrement zélée, l’herbe ! oh ! oh ! …
Les arbres cela dit, n’étaient pas les derniers à monter à l’assaut. Ne voulaient pas demeurer en reste de générosité, ma chère ! Ils ployaient, se ployaient, comme des foldingos danseurs de tango ! Et joueurs de yoyo ! Eh ouais ! : comme des roseaux ! Même ces Messieurs les Grands Chênes ! Ouais ! Et toute la forêt s’unissait comme une armée shakespearienne ; ou bien comme une forêt à la Merlin, via Arthur-le-Roi ; ou bien tels les arbres géants dans Le Seigneur des tsoin-tsoin ! Bref, un péplum quoi. Un péplum de la plus belle eau qui fût. Oui. Et chacun de torturer son beau corps. Gonfler ses puissants biscoteaux de bois dur comme de l’acier trempé. En un même élan, branches et troncs se montrant fiers-à-bras comme pas deux, ça va de soi. Tout ce petit monde là jouait des coudes, comme on s’en doute. Bien sûr. Bien sûr. Et… L’écorce des arbres ? Eh ! L’écorce elle-même prenait des poses, ô mon Dieu ! De ces poses ! Grimaçait. Faisait les gros yeux, avec ses nœuds. Et tout et tout. Et… sortait les dents - grrrr !... - dans ses entrelacs ligneux. Wouah !!!
Puis… Puis la pluie aussi se mit de la partie. Redoutable. Il ne faut pas croire qu'elle ne puisse être zélée guerrière elle aussi ! Car elle a bien des arguments à faire valoir, madame la pluie. Oui, il ne faut pas se fier aux apparences… Elle a de quoi faire bien peur quand elle s’y met. Quand elle met les pleins gaz.
Et de fait… Une pluie dense suivie de grêle accablante, dévala et sortit hors du cadre, hors du mur ; se précipita sur le sol, sus aux…
… chaises qui n’en firent aucun cas.
Égales à elles-mêmes, elles demeuraient, les chaises. Inébranlables décidément !
« In-dé-bou-lon-nables ! », s’angoissa la femme…
Alors ça ! Pour de l’esbroufe, c’est de l’esbroufe ! Du bluff ! Car enfin quoi ! Qu’est-ce qu’il leur faut donc à ces chaises-fauves pour qu’elles reculent ! Qu’est-ce qu’il leur faut ! »
Oh, bien entendu l’intention était sans aucun doute des plus louables, çà ! y-a pas d’question ! Mais enfin… Maigre résultat ! Maigre résultat ! C’est le moins qu’on puisse dire, non ?
Bon… Le motif de la tapisserie certes était efficace question protection, admettons.
En revanche, question attaque… tintin ! Il peut repasser, l’motif, ho !!!
La femme se reprit à douter. Décidément ! On n’en viendrait pas à bout… Pas à bout…
Ah, là là… Il faudrait… négocier peut-être ? Sortir le drapeau blanc ? Proposer, sinon la paix, du moins l’armistice ? Ou bien, un simple cessez-le-feu ? Hein ? Dites ?
Puisque c’est le statut quo… Statut quo… Statut quo… Car… Hélas… La situation est bloquée. Le front gelé.
Bah !
…Bien que cela se passât dans son dos, la femme entendit que dans la tapisserie cela grondait encore un peu. Encore un peu, certes ; toutefois il était manifeste que c’était avec beaucoup moins de fougue, de moins en moins. De fait, les troupes s’étiolaient. La foi n’y était plus. De toute façon, à part l’euphorie des tambours annonçant la bataille – ce qui lui avait un temps mis du baume au cœur de se voir (de se croire) si bien entourée -, pour finir… tout n’avait été en fait… que grossières rodomontades. Roues de paons.
« Pouah ! Allez donc tous au diable ! », s’insurgea la femme.
Par conséquent… Il lui faudrait compter sur ses seules forces pour prendre langue avec l’ennemi.
Mais comment prendre langue, avec quoi, quels arguments ?
Elle fit des petits gestes de la main en direction des chaises. Leur fit des risettes. Un peu ridicules pour dire le vrai.
Mais les chaises ni ne s’en offusquèrent ni ne s’en attendrirent, toujours aussi résolues ; et fermes dans leurs intentions… Mais quelles intentions au juste ?
« Que me voulez-vous Mesdames ? », tenta la femme d’un ton mielleux.
À la dérobée elle chercha quelques signes. De mansuétude, peut-être ? Peut-être bien.
Elle tourna alors la tête vers le mur, inquiète, pour questionner quand même une ultime fois l’image. Vit que l’orage avait cessé maintenant, que la lumière et les nuances bleutées, roses aussi, avaient repris leur place. Que le vent lui-même n’était plus perceptible, épuisé sans doute. Que, bref, pas de réponse à attendre. Nul secours désormais. « Ohé ! Ho ! Ho ! »
Rien. Plus rien donc ? Que le silence sourd alors ? Ohé !!! Tout s’éteint. Sur le mur. Tout s’est éteint. Sur le mur. Sur le mur tout n’est qu’immobilité absolue. IM-MO-BI-LI-TÉ. Plus immobile que ce motif de tapisserie, ça n’existe pas… « Bah !!! Deux, trois “petits coups d’pinceau”, c’est tout c’qu’ils sont, ces sales traîtres ! », pensa-t-elle, la femme - quelque peu ingrate quand même, non ? Misère ! Pauvre de moi ! »
Alors, de désespoir elle fouilla – va-t’en savoir pourquoi ? - dans son… sac à main.
Sac à main ?!
Oui, un petit sac à main de cuir fin, velouté à l’intérieur, soyeux à l’extérieur, de couleur blanc ivoire du plus bel effet. Un sac mignon tout plein - vraiment. Non pas “mignon”, le terme est inapproprié : absolument ravissant. Un sac, suspendu à son épaule par une fine bride de cuir souple. Sans qu’elle n’en sache rien. Sans qu’elle ne sache rien. Ni ce qu’il faisait là, à son épaule suspendu. Ni qui avait bien pu le lui mettre là, ce… Ce “machin-là”. Ni même… ce que c’était au juste que “ça”. Que c’te “chose-là”… « Ne sais pas. Ne sais plus ce que c’est, que ce “bidule” ?! »
Elle n’avait nulle idée – sans mentir -, de ce qu’est cet “objet”. Elle n’avait nul souvenir d’avoir jamais rien vu de tel auparavant. Oui peut-être, mais ça veut dire quoi : “auparavant” ?
Et cependant…
Elle se trouve bientôt avec dans ses belles mains délicatement manucurées, ongles faits de frais, vernis de quelle exquise manière, le magnifique fermoir d’or et de nacre. D’un clic, elle l’actionne sans la moindre hésitation du geste. Alors que c’est un fermoir très particulier… qui nécessite, sinon de la virtuosité, du moins une certaine dextérité. Non qu’il faille avoir suivi un entraînement de haute volée pour parvenir à simplement ouvrir ce sac à main. Non. Mais enfin, ce fermoir-là n’est quand même pas le premier fermoir venu du premier sac à main venu de chez Prisunic. Eh ! Ce sac-ci – et son joli fermoir d’or et de nacre conséquemment – provient de chez Bréchon-Sézak ! Oui, Mesdames !!! Vous avez bien entendu ! Bréchon-Sézak ! Du coup, il y faut une sûre habitude de manipulation. Vous en conviendrez certainement, n’est-ce pas Mesdames ?
Or, elle, cette femme, elle a ouvert “son sac à main” avec une élégance du geste qui en dit long. Qui en… suggère long plutôt. Notamment sur le milieu dont elle est issue, cette… Dame.
Ça paraît anecdotique cette frivole histoire de sac à main de chez Bréchon-Sézak. Mais, dans ce contexte-ci, où nous nageons à l’aveugle, ça ne l’est pas du tout, anecdotique… Pas du tout ! Oh non !
En tout cas, ça vous en dit un tout petit peu plus, hum ?
[Cependant, ne vous réjouissez pas trop vite pour autant, hein ! Le mystère de cette femme… Que personne ne s’attende à le voir percé sur ce papier, ça va de soi. Pas complètement en tout cas.
Donc, vous voilà prévenus : ici, on n’est pas chez Agatha Christie ni dans Le Mystère de la Chambre jaune. Nulle résolution finale définitive à espérer. Vous devrez vous contenter de ce que l’on vous donnera à manger.
Cet étrange récit ? Une nappe qui ne se peut déchirer entièrement - au risque, sinon, de mettre toute la table, c’est-à-dire tout le récit en péril. Trop en dire, et patatras : les quatre fers en l’air !
Un voile. Un voile qui tout au plus s’ajoure çà et là de petits trous. Pour quelques rayons de clarté. Croyez-en le narrateur, c’est déjà bien. Et… Puisque vous êtes si compréhensifs, eh bien… « Pour quelques rayons de clarté de plus », on va voir ce qu’on peut faire. Merci.]
Parenthèse fermée. Tandis qu’un sac à main d’une rare munificence… s’ouvre -, revenons-en à nos amis les moutons ; ainsi… qu’aux monstres-chaises.
La Dame, puisque “Dame” il y a, plonge sa main dedans. À l’intérieur même du Bréchon-Sézak, cet accessoire obligé de la toilette féminine de qualité, comme on dit.
Légers tout autant qu’une plume de paon, les doigts agiles inspectent, écartent argent, papiers divers et fards… Écartent cartes de tarot, rouge à lèvres de chez Gonzalt-Vilmorain… Écartent gants de cuir en peau de faon de chez Prester-Williams… Deux ou trois paires de boucles d’oreilles de chez Diogène… Un collier de perles des îles Kalkaïmanos – et de chez Diogène toujours… Un pendentif en or fin (quinze carats tout de même !) et diamants du Congo - de chez Saartafi… Deux bagues et une montre à gousset du début du XXe siècle… Et cetera. Bref, beaucoup de monde dans un si petit endroit ! Et du “beau linge s’il vous plaît !”, à ce qu’on peut comprendre en écoutant patiemment – ou avec quelque impatience -, énumérer cette interminable liste d’objets précieux.
Cependant on se rapproche du moment où…
Là ! Oui, là ! Sous les doigts de la Dame. Enfin de la dentelle ! Miracle, un mouchoir. Merveille, le mouchoir était blanc.
Bien sûr, elle, la Dame, n’avait pas souvenir de ce mouchoir-là. Dans son propre sac. Propre sac ? propre sac ? Il va sans dire que, elle, la femme… qui s’ignorait “Dame”, n’avait (plus ?) aucune notion de ces concepts-là, de propriété, et de signifiant/signifié : « sac » (sic ?). Et que le signifié en question fût un prestigieux Bréchon-Sézak, franchement… ça lui passait au-dessus du citron. Tel un avion à réaction s’tapant le mur du son, afin d’épater une taupe se baignant dans la vase… À peu près…
Pourtant elle savait – où avait-elle pris ça ?! – qu’il fallait… agiter un linge blanc pour demander la paix.
Elle agita donc son mouchoir. Avec vigueur. En implorant : « Paix Mesdemoiselles, Mesdames, paix, paix, paix. Enterrons donc la hache de guerre je vous en prie. Je vous en conjure. À quoi bon nous entredéchirer ? Il n’y aura ni “vainqueur ni vaincu” dans cette histoire, vous le savez bien. Nulle ne sera victorieuse. On n’en sortira pas. Il faut conclure la paix, c’est la seule solution raisonnable. Voyez, c’est moi qui fais le premier pas… Vers un armistice honorable pour chacune des deux parties. Alors… Paix, paix je vous en supplie, levez le siège ! »
Elle éleva la voix jusqu’à hurler, agitant comme une folle, son blanc mouchoir. C’était déchirant.
Affligeant également, comme spectacle… Triste… Triste…
« Paix ! Paix ! Levez le siège ! »
À cet instant précis, du bruit au-delà de la porte ouverte. Des pas. Puis des silhouettes hésitantes dans l’embrasure de la porte. Quelques hommes et femmes franchissent, éberlués, le seuil…
… et s’adressent à la femme : « Euh, nous avons une réunion à côté mais il nous manque des sièges, est-ce que vous permettez que nous empruntions ces… »
Et la femme de beugler, mouchoir en main, secouée de larmes : « Paix ! Paix ! Levez le siège ! Levez le sièèèègeeee !!! »
« Ah, merci, madame, merci bien. »
Et les chaises de disparaître illico.
« Paix ! Paix Mesdames ! Paix ! Paix ! Levez le siège je vous en supplie Mesdames les chaises ! Levez le siège par pitié ! Levez le siège ! » La voix s’étrangle. À travers le voile de ses larmes et entrouvrant ses paupières la femme aperçoit… la place vide.
Les chaises avaient enfin levé le siège. Elles avaient fini par céder à sa supplique. Enfin ! La femme, au comble du désespoir, n’avait donc pas, en vain, joué sa dernière carte. Ce n’était pas en vain qu’elle s’était enflammée. Voire humiliée… Ouf ! Elles avaient enfin débarrassé le plancher ces putains de garces ! Salopes !!!
Ouf ! Sauvée in extremis.
Exténuée, elle se laissa glisser lentement, toujours adossée au mur. Et quand ses fesses rencontrèrent le moelleux de la moquette ce fut comme si elle venait de s’asseoir dans l’herbe tendre. Elle s’y allongea. Et elle s’y endormit. Et elle y rêva.
Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas rêvé. Du moins elle n’en avait pas le souvenir.
Le souvenir ? Le souvenir ? Les synapses grésillent.
Dans son rêve il y avait des chaises. Emplumées comme les Indiens de son enfance… son enfance ? Quelle enfance ? Une brume. Oh ! Comme des bris d’images… Des éclats de verre, ici et là parsemés… Sur un plancher ? Un dé ? Deux dés ? Trois dés ? … Une pièce du puzzle… Puis deux ; puis trois… Puis… Rien ?... Si !
Quelqu’un !... Un garçon, ça en a tout l’air… Une frimousse… Des mèches… Rousses !!! Des yeux qui rient ! Des yeux, des yeux, des yeux… Verts !!! Oh ! C’est…
Ah oui ! : « Frangin ! » … Des Indiens ! Et puis des cowboys !
Et l’on chevauche les chaises à califourchon. Les chaises ce sont des mustangs attrapés au lasso.
« Oui… Je… Me… Rappelle… Pierre !!!
- Youpi ! Yahou ! »
Et aussi : « Bang, bang ! » et : « Gagné ! »
Et… « C’est toi qui fais le mort à présent !
- Non, c’est toi ! »
« Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! Hi-hi-hi-hi-hi !!! Prrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr !!! », font les chaises-chevaux. Elles se laissent monter. Pas fières. Humbles. Serviles. Tendres… comme l’herbe des prés.
« Ne veux pas me réveiller. Surtout ! Ne veux pas me réveiller. Non. Jamais.
Pierre !!! »
Fin
(Philippe Baudet, novembre 2008 – août, 2011)