Brel, Ferré, etc.

Posté

Amicalement,

Philippe Baudet


La loi du genre...?

Léo Ferré | Ton style


Texte et musique : Léo Ferré



Tous ces cris de la rue ces mecs ces magasins

Où je te vois dans les rayons comme une offense


Ces ombres dans les yeux des femmes quand tu passes

Tous ces bruits tous ces chants et ces parfums passants

Quand tu t'y mets dedans ou quand je t'y exile

Pour t'aimer de plus loin comme ça en passant

Tous ces trucs un peu dingues tout cela c'est ton style


Ton style c'est ma loi quand tu t'y plies salope !

C'est mon sang à ta plaie c'est ton feu à mes clopes

C'est l'amour à genoux et qui n'en finit plus


Par le sang de ma grappe et le vin de ta vigne

Tout cela se mêlant en mémoire de nous

Dans ces mondes perdus de l'an quatre-vingt mille

Quand nous n'y serons plus et quand nous renaîtrons

Tous ces trucs un peu fous tout cela c'est ton style


Ton style c'est ton droit quand j'ai droit à ton style

C'est ce jeu de l'enfer de face et puis de pile

C'est l'amour qui se tait quand tu ne chantes plus


A tant vouloir connaître on ne connaît plus rien

Ce qui me plaît chez toi c'est ce que j'imagine

A la pointe d'un geste au secours de ma main

A ta bouche inventée au-delà de l'indigne

Dans ces rues de la nuit avec mes yeux masqués

Quand tu ne reconnais de moi qu'un certain style

Quand je fais de moi-même un autre imaginé

Tous ces trucs imprudents tout cela c'est ton style


Ton style c'est ta loi quand je m'y plie salope !

C'est ta plaie c'est mon sang c'est ma cendre à tes clopes

Quand la nuit a jeté ses feux et qu'elle meurt

Ton style c'est ton cœur

c'est ton cœur

c'est ton cœur

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Oui. Un chef-d’œuvre, tant musical que poétique - et par l'interprétation également (bien que le son sur Dailytrucmuche ne rende pas justice à ce qui fut fait en studio - si cela "passe quand même" pour Ton style, c'est abo...minable pour Tu ne dis jamais rien (tout aussi beau que Ton style, mais ici, inécoutable hélas).


Il me revient une anecdote à propos de Ton style. C'était au début des années 80, au collège où j'étais pion. Nous étions attablés, à la cantine, pour le repas de midi, profs, pions, intendante...

Je me taisais.

Et puis, je ne sais plus comment a bien pu rouler la conversation, tout d'un coup, la surgé, horrifiée, en vient à évoquer une chanson putride qu'elle a entendue : "C'est ce Léo Ferré vous savez... C'est ignoble... ce n'est pas une chanson : il se contente de répéter inlassablement "C'est ton cul, c'est ton cul, c'est ton cul.

  - Comment ça ?

  - Mais oui, c'est d'une vulgarité sans nom !

  - Et il fait de l'argent avec ça ?!

  - Faut croire..."

J'avais dressé l'oreille ; mais avais continué à me taire, face à la meute enragée, offusquée. (A quoi bon ?) N'avaient retenu que ce mot, cette litanie : "Ton cul, ton cul, ton cul... cul, cul, cul."

In petto je pensais : "Pauvres abrutis."

Dans cette pièce exiguë le vacarme devient vite insupportable.

Jusqu'à ce que la conversation roule sur un autre sujet. 


Ce poème, cette musique, cette voix... pour eux étaient le comble, non seulement de la grossièreté, mais encore... de l'escroquerie : " faire de l'argent avec... "ça" " ! En se pinçant le nez.

*

En ce moment j'écoute beaucoup le dernier disque de Brel. (Son chef-d’œuvre à mon avis.) Un ami m'a prêté son exemplaire car il comporte (il a acheté récemment l'intégrale Brel - bonus oblige !) en sus du disque tel que sorti en 1977 (Les Marquises), les fameuses cinq chansons que, bien qu'enregistrées, Brel avait fait promettre à Barclay de ne pas diffuser - promesse de businessman vaut promesse d'ivrogne !

Mais tant mieux pour nous dans ce cas.

Je m'étais toujours demandé pourquoi Brel s'était ravisé. Est-ce que ces cinq chansons là avaient quelque chose de sulfureux ? En fait, la réalité est beaucoup plus simple. François Rauber, l'arrangeur, orchestrateur, ainsi que Gérard Jouannest, le pianiste, tous deux soit coauteurs avec Brel de certaines musiques des chansons du Grand Jacques soit carrément seuls compositeurs, ont levé le voile : tous les trois, Brel, Rauber et Jouannest avaient après coup trouvé ces cinq chansons pas suffisamment abouties quant à la musique ; et avaient tous les trois décidé de les remanier.

Mais la faucheuse étant passé sur Brel avant de pouvoir les reprendre... il est bon de pouvoir les écouter telles quelles (d'autant que ce sont là des enregistrements de studio, non des maquettes).

Il est possible que ce soit François Rauber, l'orchestrateur, chef d'orchestre, auteur de deux des musiques sur les cinq en question (voire Gérard Jouannest auteur de la musique de la troisième chanson - sur cinq je répète) qui ait été insatisfait de son orchestration...? Fine orchestration pourtant.


Bref (et Brel !) c'est magnifique !

Alors pourquoi nous priver plus longtemps de ces œuvres-là ?! Cinq bijoux de Brel... c'n'est pas comme cinq ritournelles bas de gamme "dispensables".

"Des amputés du cœur/

Qui ont trop ouvert les mains/

Jojo [...]"

(Jacques Brel)

*

J'ai vu, hier, un documentaire sur "la dernière ligne droite" de Brel (le bateau, les Antilles, le... cancer ; etc.). Film très pudique, très fin, délicat même - en rien "tapageur". A cette occasion, j'ai appris, de la bouche même de Gérard Jouannest (son pianiste et sur certaines œuvres co-compositeur) que pour l'enregistrement de ce qui allait s'avérer être son dernier disque, cela s'était très mal passé avec Barclay. Les fameuses cinq chanson restées un temps inédites...? Eh bien, Brel a dit à Jouannest, en aparté bien sûr, qu'effectivement ils allaient les reprendre, et, avec de nouvelles chansons à venir ! (mais qui évidemment ne viendraient jamais pour cause de Faucheuse !). Les enregistrer, oui... "mais pas chez Barclay !!!" Jouannest dit qu'en fait, il n'avait (Brel) pas du tout l'intention d'arrêter, maintenant qu'il avait repris goût à la chanson. Le professeur Israël, cancérologue qui le soigna, l'ayant assuré qu'il allait s'en sortir après sa dernière opération - du moins pour un temps de longue rémission.

 

Autre témoignage : un ami très proche, aux Marquises, après s'être tu pendant 30 ans afin de respecter la volonté de Jacques Brel, volonté exigeant que son entourage, après sa mort, "la ferme !" selon les propres mots de Brel ; cet ami dis-je, a décidé nonobstant de témoigner ici, dans le but de corriger des contrevérités colportées des décennies durant sur Brel ; cet ami, donc, dit, entre autres choses, que Jacques Brel a beaucoup souffert du merchandising orchestré autour de la sortie du disque Les Marquises. Vraiment. Quand il a appris que des millions de ventes du disque, avant même qu'il ne paraisse dans les bacs des disquaires, avaient été réalisées, il en a été littéralement écœuré ! (Juteuse affaire, qui en aurait contenté beaucoup cependant dans le milieu du showbiz.) Lui - mais c'est un être à part - en a, mais oui, vomi. L'argent en soi ne l'intéressait que modérément : il vivait très simplement, très sobrement aux Marquises, savourant l'anonymat retrouvé comme un fruit précieux.

Ce qui l'intéressait, c'était d'écrire... dixit cet ami de là-bas.

Écrire.

*

[Réponse de Jean-Jacques : "Ah… les arrangements pécuniaires avec les « producteurs »… Tout le monde savait Brel gravement malade, alors son ultime disque… forcément s’arracha… par moi en premier ! En vinyle !

Et d’autant que superbes chansons…

Mais pourquoi en fût-il écoeuré ? Pas une surprise… il avait déjà connu énorme succès…Que Barclay ait surfé sur la publicité de sa mort prochaine pour vendre et vendre ne fait aucun doute, mais n’est-ce la loi du genre ? Même en littérature…

 

Brel dut surtout lui en vouloir, oui, de monnayer ainsi la peau de l’ours… Ce disque renflouant au-delà de toute espérance les caisses du moustachu play boy (en plus des rééditions de l’œuvre complet !).

 

Brel, un être à part… sacré bonhomme… Admiratif ! Ses interviews sont merveilleuses… Toute son authenticité dans sa gueule ! Son regard, ses sourires, ses rires…ses silences…"]

*

 

MOI AUSSI. Me suis précipité sur ce disque.

Mais pas par "précommande" ceci étant. D'ailleurs, j'ai dû attendre : rupture de stock oblige. Le problème, si problème il y a, ce n'est pas "nous". Son public.

Le problème... fut dans les yeux (lucides un peu tard) de Jacques Brel. Il n'était plus lui, mais était devenu... "un phénomène". De foire. De la chair à paparazzi qui plus est.

Nous ? Bah...? Moi en tout cas, ce n'était pas l'idole que "j'achetais" par ce disque, c'était "son œuvre" que je voulais absolument connaître. Bien m'en prit : à mes yeux, c'était/c'est son plus grand disque - tout le monde, autour de moi, ne fut pas de cet avis : eh !... il attendaient un énième Amsterdam. C'était mal connaître Brel. C'était n'avoir rien compris à ses propos. Ou ne pas l'avoir cru. Ou s'en être foutu. Brel ne serait jamais sorti de son silence pour un sempiternel Amsterdam : ce n'est pas moi qui l'affirme, c'est Brel lui-même... dès 1966.

Et dans ce dernier disque donc : Cloué à la Grand Ourse/ Cracher sa dernière dent/ En chantant "Amsterdam" !

 

Brel ? Il faut l'admettre comme il est. Comme il fut. Ou... le laisser. (Philippe Katerine par exemple le déteste ! c'est son droit. Reste que c'est un cas : peu abhorrent Brel, si je puis user de ces allitérations. Tandis que, c'est avéré : beaucoup haïssent Ferré. Ne peuvent pas le souffrir. Objet de rejet tenace encore, tandis que le Ferré objet d'adulation s'est sacrément estompé. Avec le temps, malgré le temps qui passe, je rencontre encore des gens à qui Ferré donne de l'urticaire - un classique devenu que cette haine.)


Brel ? Eh... pas son premier succès ? certes... mais pas au point de la frénésie idolâtre ici rencontrée. L'idolâtre qui plus rien ne voit. Telles ces foules se pressant au sens propre dans les expos où "c'que-qu'y a" quelque impressionniste frotté à la crème showbizness - pas d'la faute de Monet ! tombé par terre : c'est d'la faute à Voltaire, n'est-ce pas. Phénomène de foule moutonnière bien exploité par la maison Barclay pour ce ce disque-là (chef-d’œuvre). Pas d'la faute à Brel !, le nez dans le ruisseau : plutôt d'la faute à Rousseau, non...?


Brel ? Il a dit, bien des années plus tôt, que son succès... "était de l'ordre du malentendu". 

Il a dit aussi, dès 1966 : "Personne ne voulait que je commence ; personne ne veut que je m'arrête... mais moi, j'arrête !"

Souvenir incroyable : en 1966, nous qui n'avions pas la télé à la maison, en 66 donc, pour je ne sais quelle raison, je me trouvais chez des cousins que nous ne fréquentions guère, que nous ne fréquentions pas pour dire le vrai ; et moi, pourtant, un jour et une nuit de l'an 66, j'étais chez eux, pour je ne sais plus du tout quelle raison répété-je, j'y étais seul, sans mes frères, ni ma mère, ni mon père bien entendu.

J'ai dormi chez eux... va-t'en savoir pourquoi dis-je - ça n'est plus jamais arrivé.

J'y ai mal dormi, je me souviens : tout en sueur.

Mal dormi oui. Mais avant le dodo... avant le dodo oui, Les Adieux de Brel en direct à la télé !, à l'Olympia. Moi qui, à la maison n'avait, petit garçon, pas la télé. Miracle ? Et je suis seul - du moins, mon souvenir a écarté tout le monde autour de moi. Seul avec cet homme ruisselant... qui fait, tandis que moi je l'apprends là, en direct !, ses... adieux. Il m'aspire.

Cet homme qui, à son corps défendant (?), fait la quasi unanimité en 66.

(Pas comme Ferré. Dont d'ailleurs j'ignore complètement l'existence en 66. En 66, et en 68 encore. En 70 ? Non, toujours pas. Je connais Brassens et évidemment Brel - jamais entendu parler de Ferré...)

 

La loi du genre dis-tu ? Mais pas pour Brel. C'est son droit. D'être un éternel enfant, un rêveur de sa vie. Un Don Quichotte.

Ce n'est pas moi qui le veux, c'est lui.

Il ne sert à rien de vouloir, à moi, démontrer les lois du genre : je ne m'appelle pas Jacques Brel. Faut le lui dire à lui !