DE L’OREILLE À LA QUEUE…
I
ROUGE
Il y avait du homard tout frais, rouge, sur la table. Rouge sur la table.
Toi, quand ton nom avait jailli hors de la casserole avec des help ! tu avais frissonné : « Quel est ce sortilège ? » Tu avais frissonné sachant que mouraient loin du sable des bêtes à pinces – des bêtes quand même !
Des bêtes, loin du sable. Des bêtes folles de douleur dans leur bouillon. Des bêtes cramoisies, dans l’ombre bleue de l’agonie.
Et toi, tout entier secoué par l’onde frémissante de ces vies ébouillantées, tu avais blêmi de honte ; tremblé de lâcheté.
*
II
LE MAQUIGNON
C’est le boucher qui trie
Les veaux dans leur prairie…
*
III
LE REGARD
La détresse du vent, quand le regard s’attarde
À contempler d’étranges voix qui se lézardent,
Quand un maquignon trie
Des veaux dans leur prairie.
La détresse du vent explore des oreilles :
Les oreilles de l’âne !
La colère du vent quand l’oreille s’attarde
À contempler des bris
De voix dans les perdrix
À portée de fusil, quand la vie se lézarde
Dans leur chair qui se fane ;
Sans que pour autant ne se fanent les oreilles…
*
IV
TOUS COGNANT, SI PRESSÉS !
Dans le pré, avant la cour des corridas, avant le sable, paissent des troupeaux de jeunes taures et taureaux qu’on engraissa, (mais) que l’on ne veut pas trop gras.
Les capes rouges, gilets fleuris, bourses garnies, en bavent d’envie.
Bavent et trépignent. D’impatience.
*
V
QUOI DANS LE SANDWICH ?
C’est plus qu’un grognement soulevant des cocardes,
Dans la robe-taureau
Et les « Olé ! Toro ! »,
De l’oreille à la queue, c’est la mort qu’on regarde !
C’est aussi le cochon qu’à Flachères l’on larde,
C’est du boudin qui prie
Notre Père et Marie,
À genoux sur l’échelle où le couteau s’attarde ;
Quand le terre rougit de peur et puis se farde ;
C’est l’herbe qui frémit !
La machine mugit,
Qui laboure, arrache, dévale sur la peau ;
L’acier de la machine va raclant les os :
Comme un troupeau meuglant, ferré jusqu’à la garde,
Savoure des amas de vers et les poignarde !
Mais la terre se tait. C’est l’herbe qui “bavarde”,
C’est elle qui dénonce,
(Elle, et aussi la ronce) ;
Agitant ses doigts de vert brisé, la “moucharde”,
Supplie le vent d’est
De son tremblant index
*
Le maquignon sent dans son cal’çon des glaçons,
Ses couilles sont gelées
Au fond du pantalon ! Dans son cal’çon : pinçons,
Testicul(e)s en gelée !
Ailleurs, à peine un friselis, une douceur,
Le pelage des veaux caressé de blondeur.
Les frondaisons non plus, ne geignent : peigne léger.
Le maquignon seul. Dans son froc : roustons piégés !
Une vrille fige. Et tient l’homme dans sa main.
Le vent – Satan, qui sait ? le prévient que demain
Des prunes tomberont !
*
Plus loin est un âne
Qui parfois pleure, ou rit…
C’est lui, l’âne seul, qui a vu la scène. Il rêve.
Le maquignon, quant à lui, sort sa trique… et bastonne !
C’est son ordinaire.
*
Lamentations…
Je déjeune avec la chair.
Dans ma soupe trempe l’os.
La viande fait le gros dos ;
Je la mords à ma manière…
Mes gustatives papilles
Frissonnent dans la ripaille ;
Le cochon rôti s’endort,
Sous la trompette des morts.
Les veaux soumis, les cochons en révolte, fileront doux.
Un à un, morceau par morceau, nous les aurons dans nos assiettes.
Bien agrémentés, enrobés de trompettes.
Cuisinés avec génie… ou à la chaîne pour les cantines,
Ils feront nos délices,
Ou, pour le moins, combleront nos estomacs en manque.
Un peu d’eux s’échappera.
S’échappera… en air : des vents.
Pets ou vesses odorantes. Ils seront alors, étymologiquement subtils.
Mieux que les cendres.
« Et pour le reste ? » Leur peau dans nos chaussures, les bœufs iront par les villes, verront des lumières, claqueront le pavé et même, même… fouleront l’herbe des prés, les cailloux des chemins, quand nous, nous irons promener nos panses digestives : « Oh, tiens !, un champignon ! deux ! trois ! Oh, des ronds de sorcière ! De quoi accommoder les rognons de demain. Miam ! » Leur peau sous le cirage, ils en resteront sans voix…
« Et quoi encore ? » Eh bien, faire un peu de sang pour nos poumons : voilà pourquoi l’on bouffe, entre autres. Du bel oxygène pour nourrir nos cellules, une à une, les cellules du ventre, comme aussi les neurones. Mmm, de l’air ! Quoi de plus légitime ?
« Et encore ? » Oh mais, la compagnie. Quelques caresses pour les petits, les tout-petits tout chauds, si mignons. Quand on a le cœur tendre.
« Et si l’on n’a pas le cœur tendre ? » Ah, alors, pourquoi pas des coups de bâton, de fourche même, pour faire plaisir à nos pulsions ? Au diable la SPA !
« Rien de plus croustillant ? » Eh bien si l’on s’ennuie vraiment, si l’on est un mâle esseulé, pourquoi se priver de peloter la chèvre ? (« Y-a pas de mêêêêêêêêêêêêê ! ») Il ne saurait y avoir de mal à se faire plaisir.
Qui est le plus cruel ? Celui qui cajole et frappe ? Cajole avant ; puis frappe en fermant les yeux ou en regardant ailleurs ? Celui qui cogne et tue ? Ou, plus rare, mais il paraît que ça existe, celui qui s’envoie en l’air, qui se prend pour le bouc, l’étalon, avant d’envoyer ad patres l’objet de ses désirs, rougi de sang ? Quel est le plus amoral ? ou immoral ? Aucun des trois. Dans les étables, les écuries, les porcheries, les poulaillers… la morale n’a plus cours. Tout y est permis. Presque tout. À condition de rester discret quand même, n’est-ce pas, messieurs les paysans. (Prenez exemple sur les industriels, messieurs. Ces industriels, qui, de toute façon, n’ont pas de temps à perdre avec de tels enfantillages : rentabilité oblige. « Que se presse le bétail ! Que se presse la volaille ! ») Oui, restez discrets quand même, messieurs, que l’on puisse manger en paix, à l’aise dans nos chaussures tout en cuir, nos pantalons tout en cuir, en tripotant nos sacs à main tout en cuir. Laissez-nous nous poudrer le nez, voyons ! sans avoir à mettre le nez dans la matière.
Nous ne voulons pas savoir d’où vient la peau de nos tam-tams, de nos tambours. Laissez-nous danser à notre guise. Ne soyez pas ostentatoires, messieurs, restez cachés. Oui. Gardez-vous de trompeter.
Et puis aussi, nous ne voulons pas savoir d’où nous viennent nos médicaments. Comment ils ont été mis au point. Comment expérimentés ; et sur qui ; sur quoi. Oui, oui, vous aussi, messieurs les vivisecteurs, restez dans le silence et les cris de vos caves ! Nous ne voulons rien entendre. « Cela ne nous regarde pas. Ne nous regarde pas ! »
*
VI
L’HOMME-ÂNE
Et l’homme-âne passe. Il lui a plu d’imaginer que le vent qui glace, venge. Et suspend et libère.
L’homme-âne, sentimental, s’est donné le beau rôle. Auteur et producteur, il fut celui qui voit et plaint. Les gentils animaux. Untel et puis machin, machine. Même le gros taureau qui lui fonça dessus un jour : jolie traquette ! Même le cochon qui dévorerait sa petite sœur si par malheur elle tombait dans son auge. (Ce qui n’arrivera sans doute jamais ?) Ou bien le sanglier pourchassé, qui, par un retournement de situation des plus inattendus – à cent quatre-vingts degrés -, pourchasse à son tour, féroce tueur à ses heures, pourchasse… des chasseurs tremblant de peur.
Et ton chien, petit homme, ton chien ? Ton toutou si doux. Qui tua tant de poules, de chats ; et tout ce qui bouge. Des plus petits que lui. Bien sûr…
Et ton chat, vieux pépère ? qui joue avec la souris. Souris qui, elle, ne s’amuse pas du tout à ce jeu-là… En revanche, qui s’amuse à te narguer, toi, incapable de l’attraper, pauvre cloche ! Et se régale de tes précieux dessins sur papier Arches, sur papier canson, sur papier rouge, vert ou bleu ; ronge tes châssis ; bouffe et bouffe et crotte et crotte dans les tiroirs de ta cuisine.
Eh oui petit bouc, si ce n’est pas toi le marteau, alors c’est toi l’enclume.
Ainsi va la vie, bonhomme. Depuis la nuit des temps. La vie sur la vie. Ronge ; est rongée. Du moins la vie animale et la vie des microbes. De certains champignons aussi. Depuis l’aube de la vie. De partout ça détruit pour survivre. Hormis au royaume des plantes. Et encore… Il y en a des… À grosses dents ! Des gluantes ! Des piégeuses voraces ! Ainsi va la vie, petit. Tu aimes les aubes et les crépuscules ? Tu trouves ça joli ? Dis-toi que de l’aube au crépuscule, si pour certains ça jouit, pour d’autres ça meurt de trouille ; ça souffre ; ça gicle. Dis-toi que beaucoup de ceux de la nuit ne verront pas l’aube qui va poindre ; dis-toi que beaucoup de ceux du jour ne verront pas ce crépuscule que toi tu trouves si pittoresque. Si poétique. Tellement propice à la rêverie. Dis-toi ! Dis-toi que des œufs sont engloutis avant que de naître. Dis-toi !
Oui, c’est vrai, il y a des arbres plusieurs fois centenaires, millénaires même à ce que l’on dit ; oui, c’est vrai, il y a des tortues plus vieilles que des maisons. Et il y eût des Mathusalem dans la Bible. Du mythe pour se survivre un peu. Mais sais-tu que ce qui n’est pas détruit par autrui, s’autodétruira de soi-même : il y aurait même un gène pour cela à ce que disent certains savants. Un gène de l’autodestruction ? Eh oui, tu vois, tout est prévu… pour que chacun aille ad patres. (Qui est paraît-il une jolie contrée. Pleine de zombies.)
*
Je te le dis homme-âne-qui-pleure, remets dans ta poche ton mouchoir, et pense à ta faim ; sinon c’est ta fin.
Végétarien ? Imagines-tu, peut-être, que les plantes ne sont pas vivantes ? Ne sont pas pleines de sève, d’échanges entre elles et avec leur environnement ? Ne sont pas remplies de sensations étranges que tu ne saurais comprendre, toi, avec tes pauvres cinq sens qui te limitent le sentiment et la vision de l’univers ? Que les arbres ne sont pas des êtres complexes ? Évolués ? Que « la verdure » ce n’est pas de la vie à l’état pur ? Et souviens-toi : Hitler était végétarien ! Que crois-tu ? Que les bons sentiments sont couchés sur la feuille de salade ? Excuse-moi, veux-tu, si je ris de ta méprise.
*
Oui, parce que vois-tu, j’aurais bien voulu moi aussi, pouvoir sauver les animaux des griffes des méchants.
J’étais enfant. Il y a des scènes exhibées dans ma mémoire, où le sang coule à flots ; où on le fait couler, ce sang, en le brassant lentement, lentement dans un seau ; tandis que la chose rose vit encore et hurle. Pendant que ça rit tout autour d’elle. Et ça rit, oui ! Et ça rigole ! Et ça danse ! Et ça danse ! Et ça danse ! Une fête. Un rituel du boudin. On ne sait pas, quand on est enfant, que pour faire du bon boudin, artisanal, qu’on mangera le jour même, tout chaud, la chose rose qui bouge encore et couine encore un chouïa, de ses derniers couinements de condamné, doit boire le vin tiré, jusqu’à la lie. Jusqu’à la curée.
L’enfant qui n’a pas vu ça ne sait pas. Il croit que la tranche de jambon pousse entre les tranches de pain, sur lit de beurre et de cornichons.
L’enfant qui a vu ça, lui, sait. Il pleure un bon coup. Puis retrouve l’appétit.
*
Alors que dire ? Gueuler à Dieu : « Mais qu’est-ce que tu as créé là ?! Mais qu’est-ce que tu as foutu, bordel de merde ?! »
Oui, mais si l’on ne croit pas en Dieu ? Ce Dieu « juste et bon… infiniment ». Si l’on ne sait rien de rien ?
Alors posons ces choses et… « brisons là ».
*
VII
IRA-T-ON À LA PÊCHE ?
Tandis qu’un grognement soulève des cocardes,
Dans la robe-taureau,
Sous des « Olé ! Toro ! »,
De l’oreille à la queue, c’est la mort qu’on regarde…
De même le cochon qu’à Flachères l’on larde
(« Voyez-vous le cochon qu’à Flachères l’on larde ? ») :
C’est du boudin qui prie
Notre Père et Marie,
À genoux sur l’échelle où le couteau s’attarde,
Les yeux dans le missel en mi-sel et moutarde…
Une machine-crocs et la terre se lézarde.
Contemplez donc sa peau !
Frissonnante et ses os,
Caressés par le vent qui par là se hasarde…
Quand la charrue passe on voit les os de la terre ;
Et le vent qui musarde épie les vers de la terre…
Un pêcheur va venir. En main la boîte en fer.
C’est jour de baignade. Et le bain c’n’est pas l’enfer !
D’ailleurs la terre se tait. Elle en a vu d’autres :
C’est dans ses entrailles. Un silence d’apôtre,
Après le chant du coq, un silence de pierre…
(« Sauf un brin de murmur(e) comm(e) dans les cimetières ? »)
Bref, la terre est muette. Elle écoute. On « bavarde » :
Deux maquignons qui trient
Des veaux dans sa pairie…
Elle entrevoit déjà la lame, la camarde !
Ailleurs, un grognement soulève des cocardes.
Sur la robe-taureau,
Dans les « olé ! toro ! »,
De l’oreille à la queue c’est la mort qu’on regarde…
« On », c’est toi, c’est moi, c’est vous, c’est nous, c’est la foule.
« On », c’est des yeux rivés !
Fin de l’ensemble
(Issu de petits poèmes délaissés)
Philippe Baudet (aux alentours de 2003 ?)