DES CHAISES (+ COMPTINE - CUBE 6 : Philippe Baudet, 2018-2019)

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PROLOGUE

 

C’était une femme… Elle entendit un chien japper comme dans un film de Tarkovski. Et le ramage des feuilles aussi elle l’entendit. C’est à peu près tout ce qu’elle entendit d’ailleurs à ce moment-là… Car elle semblait fort occupée à se désincarner.

Puis elle sembla se réincarner… comme malgré elle. Avec un hurlement gigantesque – tel le cri du bébé-Gargantua au sortir du ventre de la mère Gargamelle ! (Horrifiée peut-être… Au moment de paraître ? La douleur de la survenue au monde ? Parmi nous ? Les hommes ?... Le “genre humain”, c’est-à-dire.)

 

Et puis enfin il y eut un silence de plomb. Tel qu’en une tombe close.

 

Or cette femme se tenait dans une plaie ouverte. Une plaie immense. Comme une immense matrice. Elle s’y tenait… comme une adulte en train de naître. Renaître ?  Renaître… ou bien ?... S’y perdre ? (mourir ?) dans cette espèce de matrice. Cette géante plaie.

Elle s’y tenait au chaud avec dans ses mains, au creux de ses mains, un cœur palpitant.

Tic, tac… Cœur, logeant, sinon, dans son corsage. Tic, tac… Corsage, Logeant, quant à lui, à l’intérieur d’un tailleur extrêmement habillé. Ultrachic. Qui aurait paru d’un raffinement à couper le souffle, s’il… S’il n’avait été tellement endommagé. Déchiré de part en part ? Quasiment en lambeaux pour tout dire…

Et ses cheveux ! Quelle chevelure mon Dieu ! Ouh là là !

Sauf… Qu’elle semblait pleurer à chaudes larmes, cette chevelure en déploration : des mèches d’un noir de jais emmêlées qui s’échappent d’un restant de chignon natté ! D’un semblant de chignon retenu encore mais à peine par une très finement ciselée barrette de diamants et d’or ! D’un chignon-fantôme : édicule capillaire aux trois quarts démolis. Une ruine de chignon ! (La gueule du roi des champignons : oronge ou cèpe de Bordeaux, quand il se délabre, dégringole de son trône hautain, s’affaisse affreux, se décompose…)

Un chignon défait donc, au pourtant glorieux récent passé nonobstant ; ça paraît évident…

Oui. Souverain il fut manifestement, ce pauvre chignon-ci… Dont les petites nattes tressées portent la marque indéniable d’une “patte” ! D’une “sacrée patte” ! La marque d’un soin magistral ! D’un art !, ô… Sans aucun doute possible le savoir-faire d’un véritable “sculpteur-capilliculteur-visagiste” !!! 

Mais ce qu’on en voit, là, hélas, ce sont les nattes tressées de l’ex-chantourné chignon, qui se “dénattent”!... en cascades ; qui “chutent”… en tortillons hystériques – oh !, tel le Niagara ! Qui, désorientées, se chevauchent pêle-mêle, mouvantes. En désolation on eût dit. (Tout de même pas à la manière de la chevelure de Méduse, quand même ??? Quand même pas non, quoique, à flots bouillonnants se culbutant, s’entrechoquant follement !!! Ce qui n’est déjà pas tout à fait rien ; hein ! Pour une femme pareille !)

Et… Et des larmes aussi… à ses yeux, il y avait. Des larmes, oui, à ses yeux… néanmoins secs ! Car ces larmes, n’en étaient pas… des larmes. Ces… “larmes”, c’était tout ce qui restait en fait… d’un maquillage… ultra-sophistiqué. Las ! dès lors, comme labouré !

Elle était d’une élégance rare cependant cette femme ! Oui, vraiment rare. Malgré les dommages et outrages subis par sa toilette. Malgré les affronts infligés à ses atours.

Et son foulard Hermès… contribuait à lui donner une sacrée allure encore ! Une allure folle ! Il était fait d’une soie précieuse venue de Chine, cet agrément à sa vêture ; ce supplément d’âme il faut bien dire. Ce, pour la bonne raison qu’il était la seule, ou l’une des seules pièces en tissu qu’elle portait (on ne peut jurer de l’état de ses dessous chics), qui fût sans un seul accroc. Épargné en somme. Tout de somptuosité préservée. Enveloppant un collier d’une double rangée de perles. Des perles sauvages ! Malheureusement, un tantinet disloquées… les pauvres perles…

Ah ! … Un mot, tout de même, en dernier (le mot de la fin), sur un autre petit rescapé de ce champ de bataille. (De quelle guerre ? Ah çà ! On ne sait…)

Parmi tant de Grands Blessés… vestimentaires, subsistait l’éclat immaculé d’une broche somptueuse restée épinglée miraculeusement à la jaquette du tailleur de toile pour l’été, qui, elle, la veste, avait vraiment souffert !

Voilà…

 

Soudain le vent lui souleva les cheveux.

La femme se retourna, face caméra, et nous vit (peut-être ?) ; et nous regarda au fond des yeux.  (Sans nous voir… peut-être ?… Tout du moins, sans véritablement nous appréhender ? C’est possible…)

Longuement.

Étonnée.

Incrédule. (Existions-nous vraiment ?)

Au loin hululait un oiseau de nuit : on était déjà entre chien et loup. À la brune.

La brune bruissant d’ombres et de sons perlés…

 

Elle ne cessa de nous regarder (de nous “observer” ?), fixement, pendant de longues, longues minutes… qui nous parurent interminables. Parce que tellement étranges.

Pourtant, quand elle se détourna de nous… L’instant d’après elle nous avait déjà oubliés. Elle ne nous avait jamais vus en fait. Jamais…

À peine avait-elle fait demi-tour (l’on veut dire : au sens propre, la moitié d’un tour… sur elle-même ! – comme une toupie quoi !), qu’elle aperçut une porte. Une porte entrouverte…


DES CHAISES

 

Elle était "femme"... Elle ouvrit la porte, comme une ondulation de mémoire. Une porte cela s’ouvre, elle se rappelait cela : elle avait dû faire ce geste mille fois peut-être…

Une porte cela se ferme aussi ; mais là…

Elle était déjà passée à une autre chose. C’était une autre histoire. Un autre monde. Pas de pensée pour le passé, même très récent. Même le moindre souvenir – ou presque, presque… - du moindre instant précédent écoulé – quasi, quasi… - dans son sablier neuronal, semblait fondre comme neige au soleil. N’en restait, dans son esprit, pratiquement, qu’une bien vague impression, telle une traînée de pas boueux sur le plancher de chêne verni de son subconscient. La mécanique avance. Son cerveau ne paraissait pas connaître la marche arrière. Il ne connaissait plus que l’abduction ! Trop curieux de l’à-venir peut-être bien ? C’était comme si… Son bras… Les muscles qui commandaient son bras… L’action de son bras… De sa main… De ses doigts… Ses mouvements quoi… Ses gestes enfin… Son geste !… C’était comme si son vouloir, en fait… Était devenu… Rien qu’un muscle ! Un membre ! Un muscle… Un membre… abducteur uniquement ! (C’est-à-dire "qui écarte" ! "Qui écarte"… seulement !) Rien qu’abducteur ! donc… Et elle était ce muscle-là ! Elle ! La femme ! Tout entière, ce membre-là ! Et rien que cela désormais ! Une volonté d’avancer ! Tel un rouleau compresseur ! Un trois-mâts en avant toute ! Sillon devant ! Sillage… derrière… Mais de celui-ci, l’on ne se préoccupe ! On l’ignore superbement ! Aucun regard en arrière ! Non ! Et, oui… Pas, plus de marche arrière qui tienne ! Comme si son vouloir – ce "vouloir-muscle-membre-là" - ignorait – à présent - l’adduction ! (Comprenez : qui amène, ramène, à soi, dans son axe, son centre, dans le plan médian de son corps !) Elle semblait faite dorénavant (à l’avenir de l’avenir) – elle était faite dorénavant ! - pour pousser ; écarter oui ! Les obstacles et les portes.

« Une porte cela s’ouvre, une porte cela se ferme.

Une porte cela s’ouvre, une porte cela se ferme.

Une porte cela s’ouvre, une porte cela… s’ouvre. Une porte cela s’ouvre, une porte cela s’ouvre ! »

 

Elle arriva dans une pièce, une pièce nue, que sa mémoire avait oubliée – si elle l’avait jamais connue !

 

Elle se trouvait à l’intérieur d’une pièce ! « Tiens donc ! »

Ah çà ! Était-elle née ici ? Avait-elle toujours été là ? Elles se frotta les yeux. Les ferma. Les rouvrit. RIEN. Alors ? Alors ? Avait-elle VRAIMENT été ici de toute éternité ?...

Un soupçon de raison… lui dit que non, vraisemblablement. Elle avait sûrement dû, à un moment ou à un autre… qui lui avait échappé, pénétrer dans cette salle… Par cette porte, là-bas ! … Eh ! C’est la seule issue, apparemment… apparemment…

 

Tiens, tiens… Tout près de la porte grande ouverte se tenaient trois chaises, bien visibles de partout ; où que l’on soit posté, dans ce vaste parallélépipède rectangle barlong… vide ! (Hormis ces trois chaises bien entendu.)

 

Oh mais oh, oh ! Mais ces chaises… Ne dirait-on pas… Mais oui !!! Ah çà ! Mais ces chaises qui se font face, s’observent, ma parole !!! D’un regard oblique ! D’un œil méchant ! Et elles retroussent leurs babines, ces chaises ! Grondent ! Prêtes à s’élancer ! Chacune menaçant l’autre, les autres… « Ah ben çà alors ! » Prêtes à se jeter dessus, au moindre faux pas ! Les unes sur les autres sans pitié ! Se déchirant ! En fauves déchaînés ! Dans le vacarme et la poussière… Les gueules claquant dans les gueules de bois… Sur les barreaux par trop altiers des deux autres… Les crocs se déchirant, s’arrachant le vernis et puis toute la peau de bois… Jusqu’à ce que le sang gicle… Jusqu’à la mort peut-être… Et qu’il n’en reste qu’une : la souveraine ! Trônant. Seule. Sur un tas de petit bois fumant… « Ah ben çà alors ! Jamais vu tant de fureur mal contenue ! Tant de menace… planant ! J’en suis toute “chose”. Brrr… » Mais pour l’instant… on semble, on semble… en rester au face-à-face… menaçant. Attendrait-on le moment propice ? Aiguiserait-on ses couteaux ? Ses “longs couteaux” ? Dans le silence assourdissant d’avant l’assaut final ? Rongerait-on son frein ? Son os ? Attendrait-on son heure ? Pour être sûre d’être celle – et elle seule ! – qui brisera les os des autres chaises ? « Mon Dieu ! J’ai peur ! Tellement peur des combats de fauves bruts ! Oh mon Dieu ! Je ne veux pas voir ça ! Bouchez-moi plutôt les yeux Seigneur Dieu ! »

Et elle se ferma de nouveau les yeux. Le cœur battant fort. Et puis… Elle les rouvrit de nouveau. Elle avait l’air de ne plus savoir où elle en était. Ne plus trop savoir qui est qui dans cette sombre affaire de meubles-fauves… Elle secoua sa pauvre tête embrouillée. Cela n’arrangea pas les choses visiblement. Au contraire. Tout parut plus flou que jamais. Ne restait qu’une saveur amère dans la bouche : la peur ! Diffuse…

 

Troublée, la femme alla en courant au bout de la pièce pour s’y réfugier. Ouf !...

Elle toucha le mur. Le scruta.

 

Puis soudain fit volte-face ! ; l’air terrifié ! ; le visage suant ! ; l’œil rond et rougi !

 

Elle trembla… D’effroi. Longtemps. À peine. Ainsi qu’une feuille de tremble. Ainsi que tout le feuillage du tremble sous la brise légère. Car elle ne claquait pas des dents. Non pas, non. Ce n’était pas la bourrasque dans la ramure. Non. Elle avait la terreur tranquille, en somme. Discrète. Comme un voile de givre en automne. Une brume à la nuit. Un frôlement d’air : pffffuiiiit… Juste avant que la chouette effraie ne frappe ! Juste avant le cri ! Mais elle ne cria pas, elle. Pas même un petit feulement, de Dame blanche, un ronflement. Pas même. Le silence de Mozart, après que l’orchestre s’est éteint. Ou… Une mesure avant, qu’il ne s’embrasât. L’orchestre…

Sauf qu’ici, point d’embrasement du tout. Rien. Que l’ombre portée d’un orme au clair de la lune pleine. Brrr… Une ombre ! Oh, une ombre ! Qui glace le sang ! À s’en faire pipi dessus ! Comme une enfant dans son lit. Une enfant morte de trouille. Brrr…

Après une éternité, elle sembla, elle, la femme, mais lentement, très lentement, se calmer un peu. Elle se plaqua à fond contre le mur avec son dos. Ses bras et jambes plaqués à fond eux aussi. Les paumes et les doigts comme collés à la tapisserie, véritables ventouses. Car… Elle s’était mise, la femme, sous la protection de l’un des motifs de la tapisserie… Qui l’y avait invitée ; là, sous son aile…

L’y avait invitée ?... Vraiment ?...

Brusquement, son esprit englué se rappela un danger. Le cœur bat la chamade. Danger !

Du danger. Quel danger ?

Elle n’osait bouger.

Tant que son corps épousait le mur, elle était protégée. De quoi ? Çà !... Toujours est-il que oui, son cœur ne battait plus si fort. C’est vrai.

Badaboum boum boum !!! Bououoummm… bououoummm… bououoummm…

Son esprit chancelant nonobstant gardait intacte l’image protectrice dans ses circonvolutions et dans ses entrailles ainsi que sous la peau de sa peau : ce motif sur la tapisserie.

Elle l’avait dans le dos, ce motif qui la couve en mère poule, mais… elle l’avait – également - devant les yeux, intégralement !, oui tous les détails, les couleurs précises qu’elle aurait pu recopier si elle avait eu de quoi dessiner et la liberté de ses mouvements. C’était bien là la preuve que tous les neurones et les bidules et les machins de son cerveau étaient intacts et fonctionnels, non ? Correctement branchés, non ? Au poil près. Connectés aux petits oignons, non ? Capables même de prouesse en cas de nécessité absolue. Vitale. En cas de danger par exemple…

Mais quel était ce danger au juste ?

Là, pour le coup, c’était plutôt flou dans sa caboche. Oui c’était quoi déjà ?

Alors elle aperçut les trois chaises.  Ah !!! »)

Voilà, les monstres qui la menaçaient ! Voilà ! … La menaçaient, elle ! Ah çà ! Çà alors ! Pourquoi ! Mais pourquoi donc !

Désormais les chaises ne se menaçaient plus entre elles… Non, non ! (D’ailleurs elle-même, la femme, elle n’avait, plus guère souvenir de ça à vrai dire : qu’elles se fussent à un quelconque moment menacées les unes les autres, les chaises. Qu’elles eussent jamais été, les chaises, à quelque moment que ce fût… ennemies !) Non, non. Elles étaient comme cul et chemise, les chaises, maintenant. Amies comme cochons. D’ac, d’ac, entre elles comme larrons en foire !

Et… Elles se sont liguées contre elle, la femme, les chaises, c’est ainsi, c’est un fait, un point c’est tout. Ah çà ! Çà alors ! Pourquoi ! Pourquoi donc ! Brrr…

Alors ? Que faire ?

Pour l’instant… Rien. Surtout ne pas bouger.

Elle, la femme, elle sentait le giron rassurant du motif sur elle, plaqué. Ouf… Maternel, paternel. Ventre chaud.

Mais… Mais, elle sentait aussi sa peur ! Sa propre peur… Insondable… (Et venue d’où ?) La trempant de sueurs froides. Elle sentait sa peau toute moite… À travers ses vêtements. Elle les sentait, ses vêtements, se coller à elle. Pouah !

Surtout ne pas bouger.

Mouais… Hum, hum… Oh, oh !... Le brouillard, cependant, dans sa conscience, se fait moins dense, là, maintenant, ne dirait-on pas ? En cet instant même ? … Oui ! En cette seconde-ci !… Oui ? Non ? Oui ?... Bah… Du moins, c’est l’impression qu’elle a, elle… Que ça grésille un brin au sein de son tronchon ! N’est-il pas ? Non ? En tout cas… Ses sensations – à elle ! - sont légèrement plus précises… Non ? Si ! Mais si voyons ! Des images ?, peut-être ? Hum ?… Des bribes d’images, alors ! (Ne soyons pas tatillons nous les “témoins” !) Qui se rassembleraient des quatre coins de sa cervelle humaine un chouïa lésée ? Se réuniraient au centre de son ordi mou perso : au cœur même des ventricules, pour un colloque ? Un forum ? Un séminaire ? Une table ronde… à se délivrer… des secrets du monde ! Un… Symposium !!! Non ? Un simple conciliabule alors ? Où, de bulle à bulle, de bulle en bulle… l’on se chuchote à l’oreille – l’oreille… “ventriculaire”, ma chère !, hi, hi ! -, en messe basse… les petits potins mondains ? Mmmmm ! Ouais !!! Non plus ??? Ah ! Oh ! Mais… Ah ! merde ! Ça se taille ! S’éparpille ! Ah !, c’est gagné tiens !!! Pfff… Merde ! Hou… hou… Houlà ! Oh là là ! At-ten-tion ! Là ! Ben çà alors !... Des morceaux… dispersés… qui jouent maintenant à saute-mouton ! ; à chat perché ! ; à cache-cache !… Il y a comme de ténus tintinnabulements de grelots into the brain, oh, oh ! Puis ça s’ouvre… souffle… s’amplifie, hé ! En tintements de clochettes, ouh là là ! ; où c’que seraient des vaches emmenées paître dans un pré fort herbu et vert foutrement dis donc ! Aïe !!! Carrément des cloches, alors ? hein ?... Oh, oh ! … D’un clocher de village donc ? Des échos… d’un paysage… de campagne paysanne (fichtrement vallonnée, on dirait-y-pas, dis ?), dans l’cabochon ! Peut-être ? Mais… peut-être pas aussi ??? Çà ! Comment savoir ? Peut-être… Simplement… Des souvenances, comme ci, comme ça, d’odeurs, peut-être ? Ho ! Quelques parfums par-ci par-là, non ? Odeurs comme de crottin et de fleurs mêlées, si ça se trouve ? Eh ? Oui, peut-être bien…

Mouais… Mais quand même ! Quand même… Ce n’était quand même pas que du boudin ! quoi !, ce qui se passait là ! Tout de même ! Dans le fond de la marmite, à cuire à feu plus ou mois fort, plus ou moins doux : à bondir en rissolant ou à mijoter en se laissant mitonner, cajoler, dorloter. Çà !... Eh, eh ! … Peut-être en effet que les choses prenaient un tantinet plus de relief. C’est possible. Rien de trop toutefois, hein ! Pas de quoi s’en mettre plein les mirettes, hé, des souvenirs ! … Pas de quoi se rappeler soudain “papa, maman”, ho ! Mais il est vrai quand même que quelques pièces du puzzle semblaient bel et bien être sur le point (pas tout à fait cependant) de retrouver leur chemin… dans la marmelade des idées confuses. Oh, il y a loin encore de l’eau fraîche de la source à la cruche, certes ; du fruit de la vigne au tonneau ; du vin à naître dans la cuve au cruchon. Il y a loin enfin… de la coupe aux lèvres, bien entendu ! Et l’on est loin encore, depuis la pauvre petite route toute cabossée et riche en nids de poule où l’on se traîne, d’arriver à la vaste autoroute de la vie claire, n’est-ce pas. Loin, loin, loin…

Mais… Hic et nunc, pour ce qui est de la situation présente… À l’instant T, donc… En ce qui concerne un certain face-à-face… Eh bien… Cela devenait un peu plus net. Puis carrément plus net. Ouais, ouais… C’est vrai… L’esprit de la femme était au net. Ou lui parut tel… Des cubes se calèrent, à ce qu’il lui sembla. Ouais, ouais… C’est tout comme le carreau de verre d’une fenêtre si sale qu’on n’y voit goutte au-travers… puis que… un coup de chiffon plus tard… ben… la crasse s’étale un chouïa quoi… laissant çà et là transpercer quelques rais de lumière, quoi… Un petit bout de la réalité. Un petit, tout petit et vraiment minuscule coin de… « vérité ». Un zeste de vision… Oh, rien de trop, répétons, rien de trop… Mais enfin, voici…

 

Il y avait à l’entrée de cet endroit… (Une pièce ? Mais quelle pièce ? Comment était-elle parvenue là, tout autour d’elle, cette pièce ??? Tout Autour d’elle !!! L’enrobant, par ses hauts murs enluminés, l’englobant, la moulant, comme par son papier en papillote, le bonbon est enrobé ! (« "Bonbon" ? Qu’es aco ? : "bonbon" ! »)

Il y avait à l’entrée de ce lieu, donc, tout près d’une porte grande ouverte (ah çà alors !), trois choses sombres qui piaffaient d’impatience, tournées vers elle. Elle, la femme ! Avides… Affamées d’elle… Enfin… C’est ce qu’elle croyait. Elle en était même totalement persuadée : « Oh bon Dieu ! De nom de Dieu ! D’vingt dieux ! D’bordel à queue ! Comment ça s’fait ça ! Comment c’est arrivé là ! des horreurs pareilles ! Et pourquoi sur moi !

Moi ? Moi ? Moi ?

Qui… moi ?

Qui ça ?

Hou… Ma têêêêêêteeeeee !!! »

Heureusement il y avait aussi, dans son dos, un grand motif de tapisserie pour lui donner asile. Elle, elle n’avait pas besoin de le regarder pour le voir avec la plus extrême précision.

Ce motif représentait un paysage. Un grand champ d’herbe grasse au premier plan. Dedans, des fleurs sauvages. Et au-delà aussi des fleurs : jaunes, bleues, violettes, rouges…

À l’arrière-plan, un ruisseau, des arbres, de diverses essences. Au-dessus, le ciel… évidemment. Mais un ciel profond de nuances bleues ; et roses également.

On ne voyait pas le soleil sur cette… aquarelle, mais on le devinait par la simple puissance de sa luminance qui rendait ce ciel éclatant et inondait les frondaisons et l’herbe tendre.

On l’a dit déjà, le moindre détail, à la feuille près, était gravé sur l’écran mental de la femme. Mais encore, encore plus fort !, elle sentait le vent lui caresser la nuque. Un vent tiède. Et elle sentait – et avec quel nez ! - les parfums mélangés de cette nature pénétrer ses narines. Et malgré la mixtion elle pouvait les démêler, respirer chacun ! Les reconnaître par leur petit nom. De plus, elle entendait les bruits. Nettement. La musique plutôt. Et là encore en « distinguant" ! Musique de l’eau du ruisseau, musique du feuillage, musique du vent. Et même un galop au loin… Un chien qui jappe… Sans que pour autant – et elle le savait – nul animal ne fût peint sur l’image.

Tant qu’elle se tenait là en tout cas, appuyée à la tapisserie, elle se savait en sécurité sous la protection du motif. Du moins elle l’espérait. Elle avait un peu peur quand même : qui sait de quoi sont capables de tels fauves ?

Ses yeux restaient fixés obstinément sur les fauves de bois brun.

Elle vit avec la précision d’un œil de lynx leurs pieds frémir, remuer.

Une boule d’angoisse lui coupa la respiration… mais le vent doux, derrière elle, souffla plus fort, rugit un peu, et les chaises reculèrent. Semblèrent reculer. Oh, pas beaucoup, quelques centimètres, quelques millimètres peut-être ; toujours ça…

De plus, le vent l’enveloppa et lui donna… une bouffée d’air. Un air très pur, gorgé d’oxygène. Elle en eut des picotements et un peu d’ivresse. C’était bon.

Les chaises grognèrent. De dépit, espéra-t-elle.

La fraîcheur de l’eau du ruisseau lui rappela, ou plutôt lui apprit, qu’elle avait soif.

Depuis quand n’avait-elle bu ? Çà ! … Elle n’en savait rien du tout. Elle n’avait pas faim mais elle avait très soif. Toutes ces épreuves sans doute…

Cependant elle resta coite face à la meute. Elle la devinait fébrile, cette putain de meute-là ! Prête à mordre. La mordre. La dévorer. En attente de quelque imprudence de sa part. Le moindre relâchement et hop !

Elle resta coite donc, ainsi qu’un lierre, immobile absolument, pendant des heures. La soif la brûlait. L’asséchait. Elle étouffait. Boire. Boire. Boire. Il lui fallait agir. Coûte que coûte.

La prudence n’était plus de mise : si elle ne tombait pas sous les crocs des monstres ce serait pour mourir de soif. Alors…

 

Après une éternité, terrassée…. Arrimée au mur… Soudée à lui, le mur… Tel le lierre oui !... À lui en faire craqueler tous les jolis motifs de son ornementation, au mur ! Alors… Alors… Elle décolla une main dudit mur ; elle en fit un poing ; leva son bras engourdi et menaça les chaises : « Prenez garde saletés ! Le vent vous brisera ! » 

À cet instant, à cet instant précis, c’est à cet instant précis que le vent choisit de sortir de sa réserve.

En véritable Roger secourant Angélique, il se mit à souffler, le vent, à souffler, souffler plus fort qu’il n’avait jamais soufflé ! 

Il jaillit du mur, évitant la femme dont pas une seule mèche de cheveux ne fut soulevée le moins du monde – on ne sait comment ? : par quelque sortilège sans doute ? – et se jeta sus aux chaises ! Comme un guerrier à l’assaut ! Comme le célèbre Roger du poème épique de l’Arioste (Roland furieux), en armure dorée, caparaçonné, s’élançant à cheval sur son hippogriffe, au ras des flots houleux où… une orque terrible à gueule venimeuse se préparait un féminin festin : la pauvre Angélique !, tout aussi prostrée, pétrifiée qu’elle-même au jour d’aujourd’hui l’est, la femme ! Te me lui plantant, le Roger, dans l’orque fabuleuse, sa lance en plein centre de sa putain de bouche toute baveuse déjà d’eau à la bouche et grande ouverte pour le miam-miam à croquer toutes dents dedans la succulente chair fraîche : « Mmmm ... » Bref. Le « mythologique », il te me l’envoie rouler-bouler, le dragon-ogresse, cul par-dessus tête, fissa ad patres !

Or, les chaises sont de ces orques légendaires là ! Sont de la même race !

Mais l’ami vent, lui, c’est également Zorro sur son fier destrier noir se cabrant et piaffant… avant la tempête !

Alors… Se prenant de plein fouet la colère du vent dans la poire, celles-ci – les chaises - gémirent et vacillèrent.

C’est du moins ce qu’il parut à la femme. Qui, du coup, rapide comme l’éclair, se retourna, admirative, reconnaissante - et prise d’un élan fanatique devant l’idole -, pour embrasser le vent de mille baisers (« Ô Vent ! Vent ! Merci mille fois, ô Vent ! »)

Exposant, de ce fait, son dos à l’ennemi !

Faisant ainsi, aussi, et pour la première fois depuis… ? depuis… ? (oh, si longtemps que cela lui sembla depuis toujours !) ; faisant fi du danger ! Pour une fois, rien qu’une, pleine d’amour ; ou de quelque chose lui ressemblant. Comme un frère, une sœur ? Comme l’avers et l’envers d’une même médaille ? Comme…

« Comme ! Comme ! Comme ! »

Contre ! … la plus élémentaire vigilance oui, plutôt !!! La femme avait ainsi, si soudainement imprudente ! Inconséquente ! quitté le front des yeux, baissé la garde !

Ah çà ! Quel retournement ! Tellement surprenant de sa part !

Tellement inattendu… que l’on se demande si… si au fond… tout cela, toute cette histoire, c’est… c’est du lard ou du…

Si ce n’est pas en fait du flan ? Du vent en somme ?

Mais non. Le vent pour sa part grondait toujours, ma foi. Montait la garde. Alors…

Alors… Elle en profita pour rentrer dans le motif ! Ramper sur l’herbe jusqu’au ruisseau. Et là elle but. Elle but tout son saoul. Longtemps. Trop ? Un bruit ! Son cœur bat de nouveau. Il lui faut reculer. Vite, vite ! Son cœur va exploser. Badaboum, badaboum, badaboum !!!

Hop, hop, hop… Ça y est ! Elle est derechef sur ses pieds ! Debout. Et presto prête pour une nouvelle volte-face ! Pour le combat s’il le faut !

Un nième face-à-face ! Elle dégaine !

Mais…

Ses yeux s’embuent. Sa vue se trouble. Un vertige ?

Elle titube, hagarde.

Se ressaisit. Instinct de survie ?

Ouf ! Il était temps ! Les chaises, croit-elle, malgré le vent, ont progressé. Pauvre vent qui a surestimé ses pouvoirs, qui a sous-estimé celui des chaises. Ces canailles ! Elles ne sont plus qu’à… Non, ça va, elles sont encore à proximité de la porte grande ouverte. Elles ont avancé de quoi ? Quelques centimètres, pas plus ; peut-être même quelques millimètres seulement. « Excuse-moi Vent, dit-elle tout haut à son ami le vent. Excuse-moi d’avoir douté de ta force, mais j’ai eu si peur. Et puis ces salopes ont quand même avancé, regarde. Il me faut redoubler de prudence dorénavant. »

Ainsi la femme a-t-elle parlé dans cette vaste pièce nue, que meublent seules trois chaises de bois brun. (À qui a-t-elle parlé ?)

En tout cas elle a étanché sa soif. Toujours ça de pris !

Mais la voilà à nouveau vigile. Sentinelle.

Combien de temps pourra-t-elle rester là, confinée ? Jamais elle n’osera s’enfuir. Pour fuir il n’y a que la porte. Et près de la porte il y a les chaises.

Avec les chaises c’est la guerre. C’est… "Elles ou elle" !

Elles sont si fortes ; elle est si faible.

Elle est comme un animal apeuré, terrifié même, qui ne peut sortir de son terrier. Car hors du terrier, devant, veillent les prédateurs. Les prédatrices.

Heureusement qu’elle est si bien protégée ! Oui, par l’image sur la tapisserie du mur auquel elle s’est une nouvelle fois adossée bien sûr. Accolée.

Mais elle ne va pas pouvoir rester ainsi pendant des jours entiers, des nuits : il faudra bien qu’elle dorme. Si elle ne dort pas elle va s’épuiser. Si elle s’épuise, les chaises vont en profiter. Profiter de son inattention. Et elles se lanceront sur elle…

Surtout ne pas s’endormir.

Le temps passa, long, long. Lourd de menaces. Les chaises ne lâchaient rien. Quelle obstination !

Fallait-il qu’elle en vaille la peine…

Qu’est-ce qui pouvait bien les attirer chez elle ? Sa viande ?

Elle entendit un loup hurler à la mort. Ou peut-être était-ce le chien qu’elle avait entendu japper tout à l’heure. Elle n’en eut pas peur. Au contraire. Puisque cela venait de son asile, de cette aile protectrice dans son dos. De sous le plumage douillet de sa petite mère nourricière. De sa petite maman-poule… Non, de cet aboiement-là elle n’eut pas peur. Non !

D’ailleurs… Elle eut même un regard, un geste, et une parole de défi ! envers les chaises : « Tiens, vous l’avez entendu celui-là ? Ho ! Gare à vous garces ! Si vous restez là, il viendra vous bouffer, salopes ! » 

Mais la hardiesse-cocorico, la bravoure aveugle, le défi à panache gallinacé… avait fait long feu. La menace n’avait pas porté. Eu aucun effet. Les chaises, inflexibles, tenaient le siège. Encore et toujours. Et jusqu’à quand ?

Décidément !!! Fallait-il qu’elle sente bon, qu’elle soit un délice…

Elle porta une main à ses narines et inhala fortement. Elle huma sa chair.

Fallait-il qu’elle sente violemment la bonne viande…

Pourtant la femme ne sentit rien de tel. Seulement sa sueur.

Elle ne comprenait pas.

« Pourquoi moi ? », gueula-t-elle aux chaises. « Pourquoi !!! »

Et elle se mit à pleurer.

Elle en avait marre et plus que marre.

« Taillez-vous ! Foutez-moi la paix ogresses ! »

Puis elle les supplia, car les menaces n’y faisaient visiblement rien.

« Je vous en prie, laissez-moi tranquille. »

 

Bien sûr les chaises ne bougèrent pas d’un iota comme on s’en doute.

 

Et la femme sanglota. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas pleuré. Mais là, des flots ! Et pas des larmes de crocodile. Çà non !

 

Évidemment ces larmes n’émurent pas les chaises.

 

En revanche elles émurent le vent, et l’eau, et le ciel, et les arbres, et les fleurs ; les herbes aussi ; et la lumière du soleil.

Il se fit un grand chambardement sur la tapisserie du mur. Le ciel s’obscurcit, le vent se leva une dernière fois (mais… cependant… en restant, ce coup-ci – c’est à noter - dans l’image) ; des nuages, nouveaux venus, cumulonimbus, menacèrent. Ce fut tout noir.

Et puis soudain, un tonnerre du diable et des éclairs ! Le tonnerre tel des salves de canons ! Les éclairs tels les flammes de l’enfer !

Même elle, la femme, dut se boucher les oreilles et plisser ses yeux dans la lumière aveuglante. Les plisser à défaut de pouvoir se permettre de les fermer…

Quelle colère ! Non mais quelle colère ! Ouh là là ! Les foudres de la guerre !

 

Oui mais… Mais les chaises quant à elles ne plissèrent rien du tout. Stoïques, on aurait dit, s’il s’était agit d’objets inanimés : statues ! par exemple…

 

Pourtant… Tout le monde mettait le paquet ! L’herbe menue ou plus drue se tordait en tous sens toute gesticulante, et gargouillant en ronflants glouglous et en de ces petits bouillons… verts, à vous en donner… la gerbe ! Ah ! Foutrement zélée, l’herbe ! oh ! oh ! … 

Les arbres cela dit, n’étaient pas les derniers à monter à l’assaut. Ne voulaient pas demeurer en reste de générosité, ma chère ! Ils ployaient, se ployaient, comme des foldingos danseurs de tango ! Et de yoyo ! Eh ouais ! : comme des roseaux ! Même ces Messieurs les Grands Chênes ! Ouais ! Et toute la forêt s’unissait telle une armée shakespearienne à la Merlin, via Arthur-le-Roi, et le Seigneur des tsoin-tsoin ! Bref, un péplum quoi ! De la plus belle eau qui fût, quoi ! Oui ! Et chacun de torturer son beau corps. Gonfler ses puissants biscoteaux de bois dur comme l’acier trempé ! Branches et troncs se montrant fier-à-bras en un même élan comme pas deux, ça va de soi. Tout ce petit monde là jouait des coudes, comme on s’en doute, of course ! L’écorce ? L’écorce elle-même prenait des poses, mon Dieu ! De ces poses ! Grimaçait ! Faisait les gros yeux, avec ses nœuds ! Et tout et tout. Et… sortait les dents ! - grrrr !... - dans ses entrelacs ligneux ! Wouah !!!

Puis… Puis la pluie aussi se mit de la partie ! Redoutable. Il ne faut pas croire qu'elle ne puisse être zélée guerrière elle aussi ! Car elle a bien des arguments à faire valoir, madame la pluie ! Oui, il ne faut pas se fier aux apparences… Elle a de quoi faire bien peur quand elle s’y met ! Quand elle fout les pleins gaz !

Et de fait… Une pluie dense suivie de grêle accablante, dévala et sortit hors du cadre, hors du mur ; se précipita sur le sol, sus aux…

 

… chaises qui n’en firent aucun cas.

Égales à elles-mêmes, elles demeuraient ! Inébranlables décidément !

« In-dé-bou-lon-nables ! », s’angoissa la femme… 

 

Alors çà ! Pour de l’esbroufe, c’est de l’esbroufe ! Du bluff, quoi ! C’est Don Quichotte contre les moulins, à l’évidence !

Oh, bien entendu l’intention était sans aucun doute des plus louables, çà !, y a pas d’question ! Mais enfin… Maigre résultat ! Maigre résultat ! C’est le moins qu’on puisse dire, non ?

Bon… Le motif de la tapisserie certes était efficace question protection, admettons. En revanche, question attaque… tintin ! Il peut repasser, ho !!!

La femme se reprit à douter. Décidément ! On n’en viendrait pas à bout… Pas à bout…

Ah, là là… Il faudrait… négocier peut-être ? Sortir le drapeau blanc ? Proposer la paix ? Ou, pour le moins, l’armistice ? Hein ! Dites !

Puisque c’est le statut quo… Statut quo… Statut quo… Car… Hélas…

Bien que dans son dos, la femme entendît que cela grondait encore, encore un peu… ; il était manifeste que c’était avec beaucoup moins de fougue, de moins en moins ! De fait, les troupes s’étiolaient. La foi n’y était plus. De toute façon, à part l’euphorie des tambours annonçant la bataille – ce qui lui avait un temps mis du baume au cœur de se voir (de se croire !) si bien entourée -, pour finir… tout n’avait été en fait… que grossières rodomontades ! Roues de paons ! « Pouah ! Allez donc tous au diable ! », s’insurgea-t-elle.

Par conséquent… Il lui faudrait compter sur ses seules forces pour prendre langue avec l’ennemi.

Mais comment prendre langue, avec quoi, quels arguments ?

Elle fit des petits gestes de la main en direction des chaises. Leur fit des risettes. Un peu ridicules pour dire le vrai.

(Mais les chaises ni ne s’en offusquèrent ni ne s’en attendrirent, toujours aussi résolues ; et fermes dans leurs intentions… Mais quelles intentions au juste ?)

« Que me voulez-vous mesdames ? », tenta la femme d’un ton mielleux.

Furtivement elle chercha quelque signe. De mansuétude, peut-être ? Peut-être bien !

Elle tourna la tête vers le mur, inquiète, pour questionner quand même une ultime fois l’image. Vit que l’orage avait cessé maintenant, que la lumière et les nuances bleutées, roses aussi, avaient repris leur place. Que le vent lui-même n’était plus perceptible, épuisé sans doute. Que, bref, pas de réponse à attendre. Nul secours désormais ? Ohé ! Ho ! Ho !

Rien… Plus rien donc ? Que le “silence sourd” alors ? Ohé !!! Tout s’éteint. Sur le mur. Tout s’est éteint. Sur le mur. Sur le mur tout n’est qu’“immobilité absolue”. “IM-MO-BI-LI-TÉ”. Plus “immobile” que ce motif de tapisserie, ça n’existe pas… « Deux, trois “coups d’pinceau”, c’est tout c’qu’ils sont, ces sales traîtres ! Berk !!! », pensa-t-elle ; ingrate quelque peu quand même non ?  

(« Misère ! Pauvre de moi… »)

 

Alors, de désespoir elle fouilla – va-t’en savoir pourquoi ? - dans son… sac à main…

 

Sac à main ?!

 

Oui, un petit sac à main de cuir fin, velouté à l’intérieur, soyeux à l’extérieur, teint en blanc ivoire du plus bel effet. Un sac tout mignon vraiment ! – non pas “mignon” : le terme est inapproprié ; absolument ravissant ! Un sac, porté en bandoulière. Sans qu’elle n’en sache rien. Sans qu’elle NE sache rien. Ni ce qu’il faisait là, à son épaule, suspendu. Ni QUI avait bien pu le lui accrocher, ce… Ce “machin-là”. Ni même… ce que c’était au juste que “ça”.  Que c’te “chose”…

 

(« N’sais plus. Ne sais PAS ce “bidule” ! »)

 

Elle n’avait nulle idée – sans mentir, assurément, sans boniment ! – de ce qu’est au vrai, que cet “objet”. Elle n’avait nul souvenir d’avoir jamais rien vu de tel auparavant – oui peut-être, mais c’est quoi ?, ça veut dire quoi ? : “auparavant” ?

 

Et cependant (revenons un instant plus tôt) … Elle se trouve bientôt avec dans ses belles mains délicatement manucurées, ongles faits de frais, vernis de quelle exquise manière, le magnifique fermoir d’or et de nacre. D’un clic, elle l’actionne sans la moindre hésitation du geste. (Alors que c’est un fermoir très particulier… qui nécessite, sinon de la virtuosité, du moins une certaine dextérité. Non qu’il faille avoir suivi un stage forcené pour parvenir à simplement ouvrir ce sac à main. Non. Mais enfin, ce fermoir-là n’est quand même pas le premier fermoir venu du premier sac à main venu de chez Prisunic hein ! Eh ! Ce sac-ci – et son joli fermoir d’or et de nacre conséquemment ! – provient de chez Bréchon-Sézak ! Oui, Mesdames !!! Vous avez bien entendu ! Donc, il y faut une sûre habitude de manipulation ! Vous en conviendrez certainement, n’est-ce pas Mesdames…

Or, elle, cette femme, elle a ouvert “son sac à main” avec une élégance du geste qui en dit long - qui en… suggère long ! plutôt – sur le milieu d’où elle est issue, cette… Dame !)

 

Ça paraît anecdotique cette frivole histoire de sac à main de chez Bréchon-Sézak… Mais, dans ce contexte où nous nageons à l’aveuglette, ça ne l’est pas du tout, anecdotique… Pas du tout ! Oh, non !

En tout cas, ça vous en dit un tout petit peu plus, hum ? Eh ouais !... Mais, ne vous réjouissez pas trop vite pour autant, hein ! Le mystère de cette femme… Que personne ne s’attende à le voir percé sur ce papier, ça va de soi. Jamais ! Donc, vous voilà prévenus : ici, on n’est pas chez Agatha Christie ni dans Le Mystère de la Chambre jaune. Vous devrez vous contenter de ce que l’on vous donnera à manger. Un voile qui ne se peut déchirer entièrement sans mettre tout le récit en péril, en l’air et patatras : les quatre fers en l’air ! Un voile qui s’ajourne çà et là. Pour quelques rayons de clarté. Croyez-en le narrateur, c’est bien déjà. Et… Puisque vous êtes si compréhensifs, eh bien… « Pour quelques rayons de clarté de plus », on va voir ce qu’on peut faire. Merci.

   

Parenthèse fermée – tandis qu’un sac à main d’une rare munificence… s’ouvre -, revenons-en à nos amis les moutons ; ainsi… qu’aux monstres-chaises.

 

La Dame, puisque “Dame” il y a, plonge sa main. À l’intérieur même du Bréchon-Sézak, cet accessoire obligé de la toilette féminine. Léger tout autant qu’une plume de paon. Les doigts agiles, inspectent, écartent argent, papiers divers et fards… Écartent cartes de tarot, rouge à lèvres de chez Gonzalt-Vilmorain… Écartent gants de cuir de faon de chez Prester-Williams… Deux ou trois paires de boucles d’oreilles de chez Diogène… Un collier de perles des îles Kalkaïmanos – et de chez Diogène toujours… Un pendentif or fin (vingt-quatre carats !) et diamants du Congo - de chez Saartafi… Deux bagues et une montre à gousset du XVIIIe siècle… Et cetera. Bref, beaucoup de monde dans un ce petit endroit ! Et du “beau linge !” à ce qu’on peut entendre en écoutant patiemment – voire avec quelque impatience – énumérer cette interminable liste d’objets précieux.

 

Cependant on se rapproche du moment où… Là ! Oui, là ! Sous les doigts, enfin… de la dentelle ! Miracle, un mouchoir. Merveille, le mouchoir était blanc.

 

Bien sûr elle, la Dame, n’avait pas souvenir de ce mouchoir-là. Dans son propre sac. Propre sac ? propre sac ? Il va sans dire que, elle, la femme… qui s’ignorait “Dame”, n’avait (plus ?) aucune notion de ces concepts-là, de propriété, et de signifiant/signifié : « sac » (sic ?). Et que le signifié en question fût un prestigieux Bréchon-Sézak, franchement… ça lui passait au-dessus du citron ! Tel un avion à réaction s’tapant le mur du son, afin de l’épater, pour une taupe se baignant dans la terre… À peu près…

  

Pourtant elle savait – où avait-elle pris ça ?! – qu’il fallait… agiter un linge blanc pour demander la paix.

 

Elle agita donc son mouchoir. Avec vigueur. En implorant : « Paix mesdemoiselles, mesdames, paix, paix, paix. Enterrons donc la hache de guerre je vous en prie. Je vous en conjure. À quoi bon nous déchirer ? Il n’y a ni “ vainqueur ni vaincu” vous le savez bien. Nulle ne sera victorieuse dans cette affaire. On n’en sortira pas. Il faut conclure la paix, c’est la seule solution raisonnable. Voyez, c’est moi qui fais le premier pas ; justement vers un armistice honorable pour chacune des parties. Alors… Paix, paix je vous en supplie, levez le siège ! »

 

Elle éleva la voix jusqu’à hurler, agitant comme une folle, son blanc mouchoir. C’était déchirant.

Affligeant également, comme spectacle… Triste… Triste…

« Paix ! Paix ! Levez le siège ! »

 

À cet instant, du bruit au-delà de la porte ouverte. Des pas. Puis des silhouettes hésitantes dans l’embrasure. Quelques hommes et femmes franchissent, éberlués, le seuil…

 

… et s’adressent à la femme : « Euh, nous avons une réunion à côté mais il nous manque des sièges, est-ce que vous permettez que nous empruntions ces… »

 

Et la femme en larmes de beugler, mouchoir en main, secouée : « Paix ! Paix ! Levez le siège ! Levez le sièèèègeeee !!! »

 

« Ah, merci, madame, merci bien. »

  

Et les chaises de disparaître illico.

 

« Paix ! Paix ! Levez le siège ! » La voix s’étrangle. À travers le voile de ses larmes la femme aperçoit… la place vide.

 

Les chaises avaient enfin levé le siège. Elles avaient fini par céder. La femme désespérée n’avait donc pas, en vain, joué sa dernière carte.

Ce n’était pas en vain qu’elle s’était enflammée. Voire humiliée… Ouf ! Elles avaient débarrassé le plancher. Ces salopes de putains d’connasses de garces ! Salopes !!!

  

Sauvée in extremis.

 

Exténuée, elle se laissa glisser lentement, toujours adossé au mur. Et quand ses fesses rencontrèrent le moelleux de la moquette ce fut comme si elle venait de s’asseoir dans l’herbe tendre. Elle s’y allongea. Et elle s’y endormit. Et elle y rêva !

 

Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas rêvé. Du moins elle n’en avait pas le souvenir.

Le souvenir ? Le souvenir ? Les synapses grésillent.

 

Dans son rêve il y avait des chaises. Emplumées comme les Indiens de son enfance… son enfance ? Quelle enfance ? Une brume. Oh ! Comme un bris d’image… Des éclats de verre, ici et là parsemés… Sur un plancher ? Un dé ? Deux dés ? Trois dés ? … Une pièce du puzzle… Puis deux ; puis trois… Puis… Rien ?... Si !

(« Quelqu’un !... Un garçon, ça en a tout l’air… Une frimousse… Des mèches… Rousses !!! Des yeux qui rient ! Des yeux, des yeux, des yeux… Verts !!! Oh ! C’est… »)

Ah oui ! : « Frangin ! » … Des Indiens ! Et puis des cowboys !

Et l’on chevauche les chaises à califourchon. Les chaises ce sont des mustangs attrapés au lasso.

« Oui… Je… Me… Rappelle… Pierre !!!

- Youpi ! Yahou ! »

Et aussi : « Bang, bang ! » et : « Gagné ! »

« C’est toi le mort ! 

- non, c’est toi ! »

« Hiiiiiiiiiiiiiiiii ! Hi-hi-hi-hi-hi !!! Pvaaapppppvrvrvrvrrrrrrr !!!… », font les chaises-chevaux. Elles se laissent monter. Pas fières. Humbles. Serviles. Tendres… comme l’herbe des prés.

 

« Ne veux pas me réveiller. Surtout ! Ne veux pas me réveiller. Non. Jamais. » (« Pierre !!! »)

 

Fin

 

 

 

 

 

(Philippe Baudet ; dimanche, 16 novembre 2008 – août, 2011)