LA COCOTTE (2)

Posté

LA COCOTTE

L’existence, sans bruit, s’enfonce sur elle-même. C’est le présent qui compte. Menace ou carotte est le futur. Le souvenir du passé c’est le bâton ou les regrets (quand il fut doux). Le bâton pour bastonner, par simple plaisir de bastonner, de torturer. On se souvient pour notre part de ce “passé” qu’il fallait fuir, coûte que coûte. Et si ce “présent” qui en fut le “futur” avait dû être pire – aurait pu ! -, il eût fallu dès lors – malheur ! -, quitter la pièce “trop enfumée” : déjà qu’on ne sait pas, vraiment pas, comment l’on a pu s’arrimer au bastingage, dans cette pluie de coups sans nom – que l’on n’aurait pas même pu envisager dans le passé de ce “passé”, riche pourtant lui aussi… en belles déflagrations : « Dieu que la guerre est jolie ! »

Ces déflagrations-ci, celles du “futur” du passé qui l’a précédé, n’auraient en aucun cas pu complaire à un poète – fût-il du tonneau d’Apollinaire -, non ! Car elles tenaient d’Auschwitz, non plus de la tranchée ! (Nul vivant – sauf à vivre pareille épreuve – ne pourrait imaginer.)

Cela dit, le bâton, dans un passé “ordinaire”, pour désagréable qu’il soit, atteint rarement à la mesure d’une telle violence. La biologie ou la psychologie y veillent. On refoule ; ou l’on meurt. C’est tout. Le cœur alors cède. Et, comme dit Desproges : « Les droits de l’homme plient devant ceux de l’asticot ! » Amen.




*******************************************************



Ne confondons pas cependant le bâton-qui-écrabouille, sans but autre que lui-même, et le bâton-pour-faire-avancer. Un petit coup de trique sur le cul des vaches et hop ! : à l’étable ! ; ou dans les prés ! Selon la volonté du maître-paysan. (Même légèrement “sadisant” comme mon oncle Roger. Ou pire : carrément sadique, comme mon oncle Maurice.)

Mouais. « Allez, hue Cocotte ! Tire la charrue, ma Cocotte ! Tire. Ou sinon… Le boucher ! »

Hé, hé ! Et ce fut le boucher. Et il s’agissait de Roger. Le “gentil” Roger. (Pas même de Maurice. Le méchant Maurice !) Le boucher ayant dû proposer trois sous de plus que ce sympathique couple de retraités qui voulait acheter la Cocotte afin de s’aller promener en carriole hippomobile le dimanche.

 

Sans compter que sa retraite à elle, la Cocotte – la seule bête à être nommée ici voyez-vous, dans cet esclavage animalier que l’on appelait une “ferme”, nommée, respectée, et même… choyée, oui ! -, eh bien elle eût pu la passer – sa retraite – dans les vastes prés dudit péquenot, pour services rendus, estime réciproque, voire… pour décorer la verdure.

Vous vous dites peut-être, mes tout-petits, que, ma foi, la vie est dure pour l’agriculteur de base de ce temps-là, et que donc un sou est un sou. Un sou qui manquerait affreusement si l’on se prenait à avoir du cœur. Vous vous dites, peut-être, que ces gens-là étaient aux abois. Allaient en galoches. Et que ce sou de plus que ce que pouvait payer le gentil couple de vieux retraités rêvant “d’hippovoiture” les menant, cahotants, par les chemins de campagne, que ce sou de plus, et donc de moins dans ce cas, fut indispensable pour s’enfin pouvoir mettre les pieds meurtris au chaud dans de vrais souliers. Que le salaud…, le véritable salaud, c’était le marchand de chaussures au fond. Pas eux, les pauvres “engalochés”. Trainant sabots dans la boue de l’aurore au crépuscule. (On ne voudrait tout de même pas que mes chers oncle et tante eussent, en plus du reste, le don d’ébénistes virtuoses, non !)

Marchand avare au point de refuser obstinément (cela depuis des années et des années) aux malheureux paysans ployant sous le joug de la misère, aux gueux l’en priant à genoux (leurs petits petons nus obligés de se claquemurer à même l’arbre, dans la matière bois à peine dégrossie), de troquer de bons souliers contre des œufs et du lait – voire des fromages et quelques pots de crème fraîche. (Et pas même en y ajoutant du lard et du saindoux ? Non !) C’est un comble. Un cœur sec pire que la pierre, ce marchand de chaussures.

Eh ! que voulez-vous ! Dans ces conditions : « Désolés Cocotte ! Désolés ! Ce monsieur n’accepte que du cash ! Alors ma pauvre petite, ce sera l’abattoir pour toi ! Tu n’auras droit ni à te prélasser dans les prés ni à promener ce monsieur et cette dame le dimanche. C’est ainsi, que veux-tu qu’on y fasse : un sou est un sou ! » On vous pardonne, miséreux.

(On ne sait si la Cocotte vous pardonna quant à elle. Avait-elle seulement connaissance de ce concept-là : le pardon ? Il est permis d’en douter.)

 

Mais c’est là un conte ! De la foutaise !

Ah, voyez un peu le tableau mes angelots : mon oncle et ma tante forcés de traîner par les champs, ce du matin au soir, leurs pieds de bois lourd, si lourd que ça serre le cœur, bouh, hou, hou, par la faute du vendeur de godasses. Pingre on l’a dit, on le redit, au point d’attendre après son sou : « Non non, pas de ristourne ! Le juste prix ! ou alors niet ! »

Alors, et alors seulement, contre argent sonnant et trébuchant dans sa caisse, il put leur concéder cette paire de souliers tant attendue. Chacun sa paire. Lui et elle.

 

Mais qu’est-ce que c’est que ces affabulations ! N’ont jamais porté de sabots, ni lui ni elle ! Elle, ma tante. Car ne l’oublions pas trop vite, elle, ma chère bigote, dans cette affaire. Lâche, pour le moins, ma si sensible… qu’une limace en difficulté faisait pleurer. Ne lui donnons pas trop vite l’absolution. Il faut d’abord qu’elle nous fasse quatre-vingts Pater, et… huit cent cinquante-sept Ave Maria. Quoique, prenons garde, elle raffole des « Je-vous-salue-Marie ». Il ne faudrait pas en plus qu’on la fasse jouir, non ? Qu’elle prenne d’abord conscience de qui fut la Cocotte. Un être cher. Chéri.

Car elle n’était pas peu fière en ce temps-là, ma tante photographe – et bien chaussée. Ma tante. Je m’en souviens très bien, moi, l’enfant-pris-en-photo. Enfant fier comme Artaban, à cheval sur ma chère Cocotte. Et qui m’y avait mis, là ? Sur le cuir vivant, frémissant, accueillant, et chaud comme des naseaux de jument. Mes fesses et mes cuisses s’en souviennent aussi. Ainsi que mes mains s’agrippant à la crinière. Qui m’y avait mis, là ? Délicatement déposé sur ce vaisseau-ami, ample et très chaud, à fort parfum d’avoine, et déambulant en ondoyant, patient, conscient de cet enfant sur son dos qu’il ne fallait pas apeurer. Je m’en souviens. Ma peau, la mémoire de ma peau s’en souvient. Ce cheval femelle me savait, oui, sur son dos. Elle était protectrice. Elle veillait à ne pas m’effrayer ; à ne pas me brusquer. Elle était douce comme un agneau. Tanguant tel un chameau. À pas feutrés, sur ses chaussures à elle, ce cheval-demoiselle : ses sabots ferrés. Souliers qui faisaient une belle musique sur les cailloux. Une de ces musiques ! Rythme singulier sur l’asphalte. Je ne vous dis que ça ! Holà, ho ! Ma Cocotte ! Tu vas dans ma mémoire, avec ton rythme régulier. Métronome.

 

Alors, bête de somme rangée des tracteurs ? Un petit somme ?

Hé non, je ne puis me taire. Aussi je vous détrompe, vous qui pleurnichez sur les humains se traînant avec leur arbre aux pieds : il y avait myriades de chaussures rangées dans le placard à chaussures. Et du beau cuir, madame : du plus doux des cuirs de vache. Et des flots de cirage pour le faire briller le dimanche, avant la messe. Et quantités de brosses, pour vous savez quoi…

 

La misère ? Eh bien ces paysans-là avaient été parmi les plus riches agriculteurs-éleveurs de la commune. Des hectares en veux-tu en voilà. Le must dernière mode des machines agricoles - payées comptant ! Les plus gros tracteurs, dernier cri. (D’où, d'ailleurs, le cri de… Cocotte... à l'abattoir. À quoi peut bien servir un cheval de trait quand on a de ces tracteurs-là chez soi ? Hein ! Pas comme mon grand-père : pauvre comme Job. Et fidèle lui au moins à son brun cheval, jusqu'à son dernier souffle. Le souffle du cheval, je veux dire. C'était par un jour très bleu… dans la paille de son lit. Dans cette chambre qu'on appelait écurie.)

 

Désolé, mes cocos, de déchirer le voile.

 

Et la poule ! qu'on accroche au portail ! L'œil frétillant d'envie de lui trancher le cou ! par pur plaisir ; en plus du besoin de viande. Et la fourche ! qu’on plante dans la croupe des vaches ! en beuglant des insultes tout en jubilant ; la schlague dans l'autre main… Et en mouillant son pantalon. Et puis le chat ! qu'on écrabouille à coup de pelle ! Pourquoi ? La viande ? Mais non voyons ! Le chat n'est pas un lapin. Au lapin, on lui fait le coup du… lapin ! On lui brise la nuque avec le poing, proprement : il ne faut rien perdre - on mange aussi la tête voyez-vous. Tandis que le chat… on lui éclate la gueule ! Quand ce n'est pas avec la pelle, c'est avec tout ce qui, contondant, vous tombe sous la main. Et derechef on trempe son froc ! Ou bien, si on parvient à le choper, le miron qui se débat, qui griffe, qui mord, c'est alors un combat ou le plus puissant saisit le petit fauve par la queue, pour éviter ses crocs. Bien entendu, il faut être un champion. Et c’est avec dextérité qu'on le fait tournoyer : danse satanique, mes gros frelons ! Un tour, deux tours… : carnet de bal bien rempli ! Valse endiablée de Ravel. Pom, pom, pom, pom… de Beethoven. Trois, quatre tours... dans les airs. Là, le pantalon dégouline carrément. Et puis c’est la Walkyrie et tchac ! Bruit d’os brisés. Jus qui gicle. C'est assez dégueu. Le petit garçon ferme alors ce qu’il peut : les yeux ? Les oreilles ? Le nez ? Juste après avoir entrevu le rictus du plaisir le plus énorme : TUER.

 

Moi, j'ai vu ça oui. Et je ne vous parle pas des cochons : j'en ai parlé ailleurs. Ni des chèvres. Mon grand-père - Dieu ait son âme -, lui, encore… aimait tendrement ses chèvres. En faire de la bidoche ? N'y comptez pas ! Le cochon devra se débrouiller tout seul pour se faire saucisson. Bon, de temps en temps un petit cabri, c'est dans la norme. (Excellente viande, entre nous soit dit en passant, que la chair tendre du petit de chèvre. Miam…)

Chez mon oncle Roger en revanche, c'était l'habitude : pas de cochon tué, sans tueries de chèvres, ainsi que de volailles et lapins. Tout ce petit monde-viande se mélange dans le hachoir. Une bouillie en sort, rose et rouge. Bien malin celui ou celle qui saurait retrouver dans cette pâte qui s'amoncelle, qui de l'une, qui de l'autre des créatures viandue étant entrée entières dans le hachoir à viande.

Tiens ! Même une chatte n'y pourrait retrouver ses petits. C'est dire.

 

Enfin… Ainsi va le monde. Les bêtes sont à l'homme. La Bible l'a dit. Il en fait ce qu'il veut… pour que lui-même, bien nourri, puisse croître et multiplier. Dieu l'a même ordonné. Faut donc s'en laver les mains. Destin bêlant ?

 

Seule la jument, avait échappé au sort commun des animaux de ferme ici, avait échappé, semblait-il, au mépris rogien pour l’animal en tout genre. Pour quelle raison ? Cheval serait un statut privilégié peut-être ? Comme le kapo en somme ? Oui, possible… mais le sort du kapo, in fine, était quand même, un peu plus tard que les autres concentrationnaires sans doute, mais quand même… Était de finir lui aussi comme “le musulman”. Son destin, inéluctablement, oui, était de finir !

 

C'est ainsi que la Cocotte se retrouva un jour à l'abattoir. Non mais ! Le favoritisme ça va comme ça ! Il faut savoir baisser le pouce… quand vient l'heure. Quand sonne le glas. Sur fond de pièces… hem, hem ! Et trébuchantes !

À la différence notable que ce fut (je présume, je n'y étais pas, et même qu’on me le cacha soigneusement - ma tante me contant fariboles, un peu honteuse quand même) ; à la différence, notable dis-je, que ce fut, sans haine, sans mépris, sans jubilation. Du moins on peut le supposer.

Un acte comme celui de planter une graine puis de cueillir les grains de blé, à l'heure dite. Et pour cela, couper à ras. Sans haine non plus. Ni jubilation. Moissonner. Botteler. Bons grains. Sacs pleins. Bonne paille. Qui puisse servir de couche au bétail. Pas au cheval : il n'y en a plus. On a le vrombissement des tracteurs à la place. Eux couchent à même le béton. Ne font pas de fumier. Hé, on ne peut donc pas compter sur eux pour le fumage des champs ! Faire revenir les cultures.

Oh, ça demande réflexion que tout cela : le crottin de cheval, il n'y a pas meilleur engrais !

Oh, ne serait-on pas aller un peu vite en besogne en fournissant le boucher en viande de cheval ? Bah… « Un sou est un sou crédieu de bordel de bordel à queue ! (de cheval ?). »

Rassure-toi mon chou. On a encore celui des vaches. Et puis… On fait livrer à la ferme des tonnes d'engrais chimique - qui en tient lieu, de fumier - pour fertiliser les champs : azote, phosphore, potassium ; et tout le toutim. Des petits boutons blancs qui puent - alors que le crottin sent bon ! et qui fument quand on ouvre les sacs.

 

Une étrange fumée… comme celle des crématoires. On y brûle viscères et os. Bref, tout ce qui ne peut servir à nous autres, hommes des temps modernes. Nous avons le pétrole qui nous fait du plastique et autres matières premières. Bien plus malléable que les os dont se servirent nos lointains ancêtres. Plus pratiques également, que les peaux, que les boyaux.

 

Fini le temps de mon enfance où étaient encore les “chiffonniers”. Mon grand-père, toujours lui - décidément ! -, leur vendait ses peaux de lapin séchées ; et autres babioles…

 

Ils avaient drôle d'allure, les chiffonniers. Et sale réputation. Ils étaient l'ancien monde… en train de finir.

 

Une étrange fumée sort de ma mémoire. Ça schlingue.

 

Et j'en reviens en ce mardi 20 novembre au problème de l'existence qui s'enfonce, sans bruit, sur elle-même.

Et je repense aussi à Roger. Cet oncle-là je l'aimais bien, petit. Après l'affaire du cheval Cocotte je l’ai aimé moins. Je lui en ai voulu. Beaucoup. Sans bruit.

J’étais encore un enfant. Mais un enfant trahi. Révolté par ce summum de pingrerie paysanne ; et de cruauté à la Maupassant : un sou de plus. Même à l'heure du chéquier déjà. Des liasses aussi, qu’on ramasse dans sa banque à pleines pognes. En vue du comice agricole : foire où tout se trouve quand on paye rubis sur l'ongle. Du taureau jusqu'à l'acier pimpant. Et teuf, teuf.

 

On lui avait prêté une âme. Il ne faut pas, les enfants pourraient y croire. On lui a fait son portrait-kodak sous divers angles, seule, ou avec un enfant blond sur son dos ; il ne faut pas : elle a pu se prendre pour un cheval de selle.

Surtout, on lui a donné un nom. C'est le comble. Il ne faut pas. Des caresses et attentions auxquelles nul mammifère à quatre pattes - pas même les chiens ici, serviles gardiens, bottés au cul quand leur venait trop vif désir de câlins -, n'avait droit.

Là, elle aurait dû se méfier. Et l'enfant aussi.

Elle n'était au fond qu'un cheval de trait.

 

Ici où rien n'est semé sans espoir de récolte, ses kilos de viande feraient merveille. Un jour ou l’autre. Miam.

On lui avait prêté une âme. On s'est empressé de la lui reprendre. Et quand le croc percutant perça son front, personne ne songea à la héler par son prénom. Elle fut poussée au cul, mise à mort, suspendue et équarrie en moins de temps qu'il ne faut pour ouvrir un sillon dans la terre nourricière.

Et surtout : elle était devenue strictement a-no-ny-me. Tel le premier steak venu.

Équarrie, oui mais… sans haine. Elle n'existait plus. C'est tout. Et d'ailleurs, avait-elle jamais vraiment existé ? Ma foi ?

 

Il fallut longtemps à l'enfant pour comprendre cela : tout n'est - ne saurait être -, qu'illusions. Au fond. Une image. Et puis, poussière. Image ? Oui ! Il resterait la photo. Les photos. L’une d’elle en bonne place sur le buffet de la salle à manger. Une autre dans l'album photo.

 

On la contemplerait encore, parfois, LA COCOTTE, l'œil attendri, tout en mangeant son bifteck.

 

Après tout, l'enfant lui-même avait disparu sans laisser d'adresse. Rien qu'un souvenir. (Bouffé par le cadre peut être ?)

L'enfant ? Quel enfant ?

 

 

 

 

 

Philippe Baudet, 2009