Chapitre 3
Ah chers amis…
Si vous m’aviez vue derrière ma mère…
Elle, devant ; elle, devant…
Et moi… hé, hé…
Elle transportant avec mille précautions le corps, quasi défunt, de Mélanie…
Et moi… sa tête brisée… En tremblant.
Nous étions à Lila.
C’est une assez grande ville située à quelque 20 kilomètres de chez nous. Nous ?...
Hé, nous habitons en pleine campagne. Une superbe maison à deux étages. Noyée dans la verdure.
En fait dans un hameau. Pas même au village. Et Lila c’est notre… sous-préfecture.
Une ville antique aussi.
Avec de vieux murs. De vieilles gens. De vieilles boutiques. De vieux artisans.
Le tout enrobé dans la naphtaline.
Mais avec quel cachet ! Ho, ho…
Des « guirlandes » aussi, lumineuses, comme on n’en voit nulle part ailleurs. De gros gâteaux à colombages, itou…
Nous avancions, l’une derrière l’autre. Mère, abîmée dans sa sourde colère qui… ne pourrait s’éteindre qu’après qu’on lui aura rendu Mélanie saine et sauve. Nickel-chrome. Luisante et parfumée. Délicieusement coiffée. Boudinée. Lisse et douce. Plus avec son regard affreux : balafré ! Quand on lui aura rendu son beau minois et… son corps de nana.
Sommes dans la grand-rue de Lila. La rue de Guise.
Arrivons au but. La boutique de poupées pour adultes.
Unique en son genre ! Je crois…
(Ou alors, il faut aller en Hollande. Il paraît qu’il y a là-bas de mirobolants magasins de poupées de porcelaine.
Il paraitrait même… qu’il y aurait en Hollande, des magasins de « vraies femmes ». Ouh là là ! Il paraitrait hein ! … Des femmes en vitrine ! Ho ! De sang et de chair ! Comme vous et moi, dites donc ! Hé ! Carrément ! Des femmes en vitrine ! À l’étal quoi !!! C’est dingue non ?
Enfin… J’ai entendu dire ça, ouais, yes ! Par madame ma mère… retour d’Amsterdam ! Mais… chut !... C’n’est pas à moi qu’elle parlait, madame ma mère. Évidemment !)
Bref. Nous touchons au but, mère et moi. Chez monsieur Fergus.
Et alors, mes amis ! Dans l’immense vitrine…
Le frisson ! Le choc… Des « demoiselles » en veux-tu en voilà. Des magnifiques ! Si, si. C’est vrai.
Je suis tombée en arrêt. Le souffle coupé. Si ! Ô. Si, si ! … Qui plus est… Oh ! Des habits ! Des habits !!! Ô Mon Dieu ! je n’savais pas qu’on pouvait passer autant de temps, avec autant d’attention, de minutie, d’amoureuse patience enfin… à confectionner, à la manière des grands couturiers, de tels vêtements pour vêtir avec un art consommé, le corps inerte des poupées. Et avec de la soie de Chine s’il vous plaît ! Pas de la pacotille ! ça non ! Et du vrai de vrai d’coton très, très coûteux aussi ! Somptueux ! Ultra-doux, dis donc ! Lisse… Ou, festonné. Brodé. La classe !!! (Dentelle itou ! Là, sous la jupe relevée… juste ce qu’il faut ; là derrière la vitre… ; afin, peut-être, peut-être…, de juger de… hum, hum… ; de jauger, qui sait, qui sait…, hem ? la matière, non ? À défaut de la palper… Hein ? Titiller l’œil connaisseur ? - mmmmm et miam, miam, miam ! – tel çui d’ma mère, yes !!!) Et puis… de la laine ! et de la laine encore ! Splendide ! D’Irlande sans doute ! Blanche, d’une ces blancheurs ! Pure ! Ou bien… d’italienne rutilance ! Mais chaude ! Toujours ! Ça saute aux yeux ça ! De la laine de première qualité ! Tricotée avec quelle délicatesse ! Oui ! Il faut y insister, mes amis ! Et tout cela… Pour réchauffer le corps… le corps froid des…
…Des poupées ? Oui, mais quelles poupées !
Je n’en ai jamais eu de telles, moi.
En ai-je seulement eu, des poupées ?
Voyons. Réfléchissons. Oui, une.
Une, oui. Une chieuse. Qui, quand on la renverse dit avec une voix de boîte de conserve :
« Maman, je t’aime. Maman, j’ai faim. Maman, ceci ; maman cela… » Et je ne sais plus quoi encore.
Un jour que ma maman m’avait fessée injustement ; injustement toujours, selon moi - ça va de soi ! - ; un jour que j’avais le train arrière rouge de chez rouge, et tout cuisant… eh bien… pour me venger de maman, j’ai brisé ma poupée qui disait sans cesse, inlassablement, jusqu’à me taper sur le système nerveux : « Maman, je t’aime. Maman… Maman… » Je l’ai prise par les pieds ma poupée… et je lui ai brisé la nuque contre le mur. Avec une de ces forces ! Que je m’ignorais posséder dites donc ! Yes ! Et en sus de la nuque, toute sa gueule a volé en éclats. Yes ! Ouais…
Une vraie pitié mes agneaux. J’en suis restée comme deux ronds de flan. Mon courroux retombé… j’ai craint pour mes fesses de nouveau.
Ça n’a pas manqué. Mère est entrée en une énième fureur. Je n’ai plus pu m’asseoir pendant… Oh, je n’sais plus. J’étais toute jeune encore. Encore neuve. Un petit poussin.
Et déjà avait retenti le fameux : « Tu t’en souviendras toute ta vie ! » Déjà…
Bien sûr, il n’a plus jamais été question de m’offrir quelque poupée que ce fût. « Autant donner de la confiture à un cochon ! » avait grogné dame maman.
Donc, plus jamais je n’ai eu à peigner une petite poupée, à ma merci ; qui dit : « Merci maman ; je t’aime ! »
Bof tant pis. D’autant que, maman n’est pas toujours si aimable que ça, pour sa part ; quand on y pense. Hum… ?
Et puis, question « poupées », je n’m’en suis pas trop mal sortie quand même. Oui, vous savez, dans les champs de maïs : ces myriades de poupées chevelues qui nous tendent les bras. Les « poupées du pauvre » … de la pauvresse plutôt ; on dit ça par chez nous…
Oui, bon. Mais là. Là alors ! Dans la vitrine. Mazette ! T’en prends plein les mirettes. De la « poupée du riche » !
Toutes ces « petites personnes » ! Toutes ces… « Enfants modèles ». Qui point ne bougent. Toujours sourient. Pleurent si l’on veut qu’elles pleurent. Si l’on a du goût pour ça : « les enfants tristes ». On peut ! Y-a qu’à d’mander.
Larmes en cristal garanti ! Et « dorées sur tranches », tels les plus beaux livres. Les mieux enluminés.
Ouais, ouais. D’ailleurs, une de ces « enfants tristes », il y en a justement une en vitrine. Sous mon nez. Du beau boulot ; vraiment. Et sûrement que… dans sa culotte… c’est tout rouge ; et zébré mieux que du vrai, au pinceau fin.
Et figure-toi petite, qu’à côté de cette jolie petite fille de porcelaine qui pleure des larmes de cristal – avec la bobe au menton, ouais !, à faire saliver les vic’lardes ! –, est posé en bonne place… un martinet des plus austères ! Et d’allure terriblement réaliste, lui aussi…
Bah ! Revenons à nos moutons.
Je suis là, donc, hypnotisée par la vitrine emplie de tant de vie factice si habilement décalquée ; à un point tel que… je n’avance plus d’un pas. Mon regard fonce au-dedans. Au travers de la vitrine. Jusque là-bas, où deux « petites personnes » s’appuient l’une sur l’autre. Où deux autres esquissent un pas de danse. Où deux autres encore… - mais tout au fond -, s’embrassent ; s’enlacent.
C’est trop chou. Je suis sous le charme, avec le visage blessé de Mélanie au creux de ma main. Mélanie… que j’oublie.
Maman, non. Elle n’oublie pas Mélanie. Elle n’a pas un seul regard pour les autres « petites personnes » - celles de la vitrine. Elle n’a de pensée que pour la sienne, de « petite personne ». Son tronc, ses jambes, ses bras, etc. Qu’elle transporte fissa au S.A.M.U. En perdant de vue… (Malgré les yeux qu’elle a dans le dos, ou tout comme, d’habitude, ma-a-a-a-man-an-an-an-an… qui fait volte-face, qui « volte sur place ! », toupie ! au quart de tour ! la gifle au bout du bras ! avant qu’t’aies eu l’temps de t’demander le pourquoi ! de c’qui t’vaut la baffe du siècle : elle a forcément une raison toute prête… MÊÊÊ-RRREEEU !) … En perdant de vue donc, que je ne la suis plus au trot. Mêêê-rrreeeu. Bien qu’ayant, moi, et nulle autre, la responsabilité du « morceau de choix » : la tête de Mélanie !... On pourrait dire, hum hum : « Marie-Antoinette ! : le morceau de… reine. Hi, hi ! » Ce qui ne serait pas du goût de mère ! Mère qui passe devant tout l’monde ! Dépose… le corps sans vie, tout griffé, écorné. Elle supplie alors l’artisan-Jésus ahuri : « Seigneur, ô Dieu ! Ressuscite-la-moi ! » Amen !
J’entends à peine sa supplique car, dans la vitrine, après des rangées de poupées… un majestueux miroir est là, qui attire mon regard. Dedans… Oui dedans. Oh… OOOOOOOOOOOhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh….