ROI DANS SON DOMAINE... (Philippe Baudet)

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Roi dans son domaine

 

 

 

Tu as fait sculpter dans des monceaux de ferraille, des bustes altiers, des têtes en or…

Quand ce fut fait, tu caressas ces visages inconnus jusqu’ici. Nouveau-nés. Dans l’âge mûr saisis.

 

Et dans l’argile… ? Des corps entiers !

Tu aimes à faire pétrir l’argile. Tu aimes le bas-relief, le haut-relief, et plus encore la ronde-bosse.

Et dans la pierre ? Et dans le marbre ? Tu aimes le rugueux de l’une, le poli de l’autre sous tes doigts. Ces hommes et ces femmes neufs issus de matrice artisanale par ta volonté propre. Tu les regardes. Ils ou elles te regardent parfois, quand ils ou elles ont un regard. Mais ce n’est qu’illusion, trompe-l’œil, faux-semblant, et toi tu ne le sais pas. Ou feins de l’ignorer.

Et dans le bois… ? Tu aimes voir surgir des silhouettes nouvelles à même la matière qui fait les arbres. Cela te ravit au plus haut point. Tu contemples pendant des heures ces immobiles statues ligneuses faisant silence. Ces êtres dupliqués, comme sortis de terre, au fond. Ayant encore la mémoire des racines, qui sait ? Ces échos de la vie…

 

Roi dans ton domaine, tu règnes. Selon ton bon vouloir, des formes adviennent, qui la veille n’existaient pas.

 

Des masques. Des visages. Un peu bruts. Ou criants de vérité.

 

Tu tournes autour de chacune de ces effigies. Tu vas de l’une à l’autre.

Tu leur parles, dans ta tête…

 

Tu es un peu dieu, tu es un peu diable ; ils et elles t’écoutent, sans ouïe, serviles. Jamais ne te contredisent. Impassibles.

 

Au matin…

Tu essuies tes rasoirs sur les joues des mâles doublons de l’humanité qu’il t’a plu de faire représenter.

 

Au soir…

Tu vas de toi-même effacer au fil du sabre… quelques barbes, ces aspérités laissées par le burin après son passage sur le cuivre, dans ces plaques encore brunies d’encre : gravures que tu ordonnas naguère, imprimées désormais sur du papier Vélin d’Arches pour durer, dans leur superbe, deux ou trois siècles – voire davantage.

 

Dans ta nuit… ?

Tu vois, entrevois des Indiens…

Tu essuies, de l’arbre, le bois qui gicle des totems, le sang de sève.

 

Et puis encore… ?

Tu marches lentement sur la traîne qu’il t’a plu, dans l’huile, de faire étaler sur d’amples toiles. Car tu aimes l’action aussi, quand elle est figurée. Gestes figés. Suspendus pour l’éternité.

 

Et dans tes rêves… ?

Grisé tu divagues, la tête emplie d’ambitions : tu feras la guerre demain. Tu lèveras une armée de guerriers et de chevaux de terre cuite. La tête ceinte de ton diadème, de ta couronne de lauriers, de ta couronne de souverain, tu dresseras le poing. Dans le tombeau de tes soldats de plomb…

 

Pour l’heure, tu vas, tu voles en poussant de petits cris stridents. Tu lances des lassos sur les pur-sang que tu fais paître. En maintes aquarelles.

 

Léger dans tes escarpins, tu t’endors recouvert de ta tunique pourpre.

Tu bois l’anis des dodos de tes nuits propres. Cela étanche ta soif, crois-tu ? Blotti à cette heure de la nuit dans tes draps de soie, peut-être…

 

Un jour tu fus cheval ; un autre jour un ange, image dans un livre d’heures…

Le lendemain tu redevins roi en ton domaine.

 

Il arriva un beau matin que tu reçus une lettre. Une lettre cachetée d’un sceau de cire tarabiscoté comme il se doit.

 

Une princesse qui t’a naguère ému aux larmes avec ses manières et son allant, sa flamboyance, t’écrit.

Tu la fais venir à ta cour, avec toute sa domesticité et sa suite ; ainsi qu’avec toute sa garde-robe et puis toutes ses dentelles, ses falbalas.

 

Et tu as mis tout ce petit monde là à ta table… et dans tes chambres.

 

Mais au matin tu trouves la place vide. Tout est éteint dans les appartements réservés à tes hôtes.

 

Plus tard, bien plus tard, désenchanté, en proie au regret inextinguible, tu feras peindre des portraits à l’image de la dame. Tu en feras sculpter d’autres. Tu feras graver ses traits dans la matière inerte.

 

Eh quoi ! La vie, la vraie, incarnée, t’a glissé entre les mains telle une truite !

 

 

 

 

Philippe Baudet, 1993