TARKOVSKI
Dieu que j'ai eu raison de creuser encore et encore ! Je veux dire en ce territoire où en théorie je ne suis pas légitime : la musique.
Là, à l'instant, je profite de ce que ma chaîne hi-fi me fait la grâce de bien vouloir marcher à peu près correctement pour tester la dernière fournée de mon pain tout chaud sorti du fournil de la nuit. Et ma foi...
TARKOVSKI !
En ce moment je lis un livre, un Grand Livre. (Curieusement estampillé "roman" par l'éditeur : décidément, la notion même de ce qui fait roman m'échappe une fois de plus.) Il s'agit du Temps scellé d'Andreï Tarkovski.
Tarkovski est mort jeune encore, à 54 ans, emporté par le cancer, cette salope ! Il est né en 1932, en URSS, et il est mort à Paris en 1986. Entretemps du génie en barre !!!
Tarkovski était (est) un cinéaste. Un cinéaste très particulier, qui voulut, et y parvint haut la main, hisser - avec quelques autres quand même : les Fellini, les Kubrick, les Orson Welles, les Bergman, les Visconti, les Satyajit Ray, etc. ; les Tati même ; et Chaplin aussi, parfois, à bien le regarder -, le cinéma aux côtés des arts majeurs s'étant depuis des siècles et des siècles imposés comme tels : littérature bien sûr, mais aussi peinture, sculpture, musique, théâtre…
« Et l’affaire n'est pas chose aisée quand il y a peu finalement, nous fûmes objet de curiosité, dans les foires. »
Un Fellini serait-il encore possible aujourd'hui ? D'ailleurs dans le courant de la décennie 80 ledit Fellini s'est mis à rencontrer, lui qui avait été plutôt gâté jusque-là, maintes difficultés et chausse-trapes pour arriver à faire produire ses derniers films : eh ! l'on entrait alors dans l'ère Berlusconi, et ses toutes-puissantes paillettes !
J'aime beaucoup ce qui se fait actuellement au cinéma. Et de grands films ornent de temps en temps nos écrans présents. Certes mais, rien de comparable il me semble à ce qui fut au Temps des génies. (Selon l'expression de Ludwig H. Heydenreich et Günter Passavant - à propos de la Renaissance italienne des années 1500-1540 -, titre de l'un des ouvrages de la fameuse collection dirigée par André Malraux : L'Univers des formes.)
Je l'ai découvert, Tarkovski, à l'âge de 18 ans, dans les années 70, avec le premier de ses films ayant pu sortir en France : Le Miroir, que j'ai vu et revu et re-re-re-revu - en un temps où il existait encore, à Lyon du moins, quantité de cinémas d'art et essai, temples dédiés aux films dits "d'auteur". Et, j'ai été ébloui à tout jamais. Puis, j'ai vu et revu tous ses films. Même, dernièrement, à l'institut Lumière, le premier de ses longs métrages : L'Enfance d'Ivan, encore imparfait -, ainsi que son moyen métrage de fin d'études - très prometteur déjà -, avec rien moins que, excusez du peu, Khatchatourian ! pour la musique. (Tarkovski était alors étudiant à la très pointue VGIK, l'école de cinéma de Moscou - tandis que Fellini ou Kubrick par exemple, étaient de purs autodidactes quant à eux.) Bref, en vérité il n'y a pas grand mérite d’avoir vu TOUS ses films... puisqu'ils se comptent sur les doigts d'une main ainsi que sur un seul doigt de l'autre main ces films gigantesques - et je pèse mes mots -, sur cinq doigts d'une main plus deux doigts de la deuxième main, si l'on y ajoute le premier long métrage : L'Enfance d'Ivan. L’Enfance d’Ivan qui est à Tarkovski, ce que Fear and Desire est à Kubrick (film devenu culte, parce qu'invisible, ledit Kubrick ayant tout fait pour qu'il ne fût pas vu, allant jusqu'à détruire le plus de copies qu'il put - mais, pas de pot pour lui, l’on a tout de même pu reluquer l'objet en question récemment au Cinéma de minuit, dans une copie restaurée, flambant neuve : fortiches, les gars !, parce que jusque-là, même les gens des Cahiers du cinéma ou leurs concurrents de la revue Positif - hautement intellos les gusses soit dit en passant - en faisant le portrait du grand Kubrick parlaient de ce film comme l'on parle d'un tableau que l'on croit perdu corps et biens).
Kubrick lui-même ne laisse derrière lui que 12 longs métrages de fiction (13, depuis la découverte du mythique Fear and Desire) - auxquels il convient de rajouter des moyens métrages documentaires. 13 ou 12... ça ne pèse pas lourd face à la cinquantaine de films (voire davantage) de certains réalisateurs. En revanche, ça pèse des tonnes, si on prend l'angle de la qualité. Et puis... 12 ou 13 c'est le double carrément de ce que nous a laissé de chefs-d’œuvre Tarkovski. (Mot non pas employé ici dans son acception étymologique de "premier d'un œuvre", ce qui vient en tête d'un œuvre, mais évidemment dans le sens hyperbolique ; ou alors c'est que ces artistes majeurs là ont six têtes, ont douze têtes !) Mais ni pour l'un ni pour l'autre ce petit nombre ne fut un choix. L'un comme l'autre a eu mille regrets de n'avoir pu réaliser - c'est le cas de le dire - tous les projets sur lesquels ils ont sué sang et eau. Ce pour des raisons différentes, l'un appartenant au monde capitaliste, l'autre étant "prisonnier" derrière le rideau de fer, en "rupture de ban... idéologique" si je puis dire - duraille pour un créateur à spiritualité forte !
Enfin... du moins jusqu'à son exil forcé - mais sa famille retenue en otage en URSS. Il ne lui sera donné de revoir les siens, sa femme, son fils, que parce que là-bas, dans son pays, on aura eu la preuve qu'il vivait ses derniers jours dans un hôpital parisien, et qu'alors, alors seulement, on jugera bon de faire preuve de mansuétude en délivrant à sa famille le saint passeport enfin.
Femme et fils d'accord. Mais pas son père ! qu'il ne revit jamais : le poète Arseni Tarkovski. Andreï l'aima tant son père... que lorsqu'il lui vient de l'évoquer dans son livre, pudiquement il le pleure, bien que vivant, mais sans aucune nouvelle de lui ! L'amour pour le père bien sûr, mais aussi pour le poète, poète dont l’œuvre fut si marquante pour le cinéaste que son cinéma est émaillé de vers du poeta-pater : on les y entend ces vers, çà et là, dans un russe d'une musicalité magnifique façon Shakespeare dit par de grands acteurs de théâtre anglais.
(À noter que Arseni Tarkovski mourra quelques années après son cinéaste de fils.) Bref... Tirons le rideau. Ne devenons pas soudain par trop sentimental.
Pour revenir au cinéma de Tarkovski, je m'aperçois présentement à quel point je fus imprégné de (et par) lui. Cela a bondi et rebondi, sur ma surface, pourquoi ? Parce que je l'avais en moi, ce Miroir que je découvris à 18 ans. Tout comme j'avais Baudelaire à l'âme et Rimbaud à la cervelle, ou encore Ponge... à l'éponge des sensations.
Mais aujourd'hui, grâce à la lecture de ce livre peut-être : Le Temps scellé (bien entendu ce n'est pas un hasard si ce titre semble proche de La Recherche, du Temps retrouvé notamment, non pas un hasard), la prise de conscience de certains aspects particuliers se précisent... à l'aune de mon expérience audio récente.
Souventes fois, dans mes récits, mes écrits je veux dire, revenait en fin de certaines phrases, de certains paragraphes, la tournure, ou, si l’on préfère, la figure : « comme dans un Tarkovski ». Oui, une figure. Variant, d'un texte à l'autre.
Et autant qu'aux images, voire davantage, c'est au son (aux sons) si singulier travaillé par Tarkovski dans ses films que je dus cette présence à ce point forte en moi.
Une bande originale de Kubrick est, elle aussi, tellement particulière, tellement reconnaissable, dans l'usage que fait Kubrick de la musique, la musique des musiciens je veux dire, que c'en est presque devenu du Kubrick pur - au point de faire l'objet d'études d'ailleurs. Mais a-t-on bien mesuré celle de Tarkovski ? J'affirme que non. Ou pas assez...
Je lis sous la plume de Tarkovski lui-même - qui ne pensait pas alors que la faucheuse ne le permettrait pas - qu'il rêve de parvenir à un film ne faisant plus appel à la musique des musiciens du tout (sauf à ce que La Passion de Saint Matthieu de Bach nous parle comme un objet en soi, concrètement déposé sur la nappe de la table qui nous habite).
Tendre à se passer de la musique des compositeurs de musique, donc, et seulement faire appel à la sienne propre de musique, la musique propre au film. Et Tarkovski insiste sur l'attention extrême qu'il a porté à ce travail du son dans son cinéma. Et il ajoute qu'il pense à développer cela de plus en plus dans un futur... qui pour lui ne sera pas. Fin de la partie !
J'ignorais presque tout de sa cuisine, à ce cher Andreï, mais ce qui vient s'infiltrer dans l'inconscient !
Et maintes fois me venaient, en des occasions spécifiques... propices à la contemplation, ou bien en écrivant justement, creusant avec la plume, me venaient, dis-je, des échos de sa façon unique de faire musique, et sens, de faire d'un aboiement au loin tout un monde, parallèle, comme un contre-chant ; de même du cliquetis d'une série de gouttes d'eau, etc. La palpitation de Tarkovski. Si loin du naturalisme du quotidien ces échos, et pourtant jouant avec la mémoire comme joue la fameuse madeleine. La mienne de mémoire en tout cas, moi qui fus "fils de la campagne" du temps où j'étais un petit enfant solitaire, moi dont l'horizon était du domaine de l'émerveillement - à côté des terreurs, mais leur damant le pion ! -, moi qui ai depuis l'aube de mon existence, écouté, observé, le vent dans les hautes herbes, la cloche réverbérée par la cuvette de la vallée.
Mais bon Dieu ! que ça nous vient de loin, nos figures !
Et voilà ! Je viens de m'apercevoir que, quand la technique ne me fait pas trop défaut évidemment, je peins un paysage sonore... tarkovskien, en quelque sorte. Humblement, car comparaison n'est pas raison.
À SUIVRE...
(Philippe Baudet, 2015)