VILLE (suite)
*******
VILLE – Commentaire
En 1991, la ville pour laquelle je travaillais en tant qu’enseignant en Arts plastiques (et en tant qu’artiste en somme), avait, comme chaque année, lancé un thème pour une grande expo. Cette année-là, ce fut : « La Ville ».
« Bon. D’accord. Je suis partant. »
Je me prends au jeu, et planche sur le sujet… afin de donner le meilleur de moi-même. (Je ne puis ou plutôt ne pouvais fonctionner autrement. C’est ainsi.)
Peu à peu se dessine un projet dans ma tête, projet qui me conduirait à une sorte d’art polyvalent (pour ne pas être pompeux en employant le terme « total »).
C’est venu comme ça, en dessinant, en faisant des plans… sur la comète.
Bref. Cela prend forme. Ce sera un tout. Avec du volume. De la peinture. Des textes. (De la poésie.)
Et… de la musique. (À l’époque je commençais depuis quelques années à écrire sur partition, mais cela aurait relevé du défi pour moi, que de composer… aussi des thèmes musicaux sur la Ville…) Casse-gueule ? Ma foi ?
Cela donne, dans les esquisses qui me restent, esquisses assez poussées, comme une petite cathédrale miniature, quasi.
On a comme des murs. Des suspensions. De la peinture donc, suspendue, eh oui.
Et au centre de cet édifice (à taille humaine), monte une voix, que l’on ne voit, et des notes, que l’on entend seulement.
Or pour ce faire, je ne demande rien quant au matériel, à part… que l’on veuille bien me prêter un magnétophone à bande. (En 1991, on est encore loin des temps numériques.)
Je sais qu’à l’école de musique de ladite ville on pourrait me prêter ce magnétophone. Sans quoi je ne peux rien, question sons venus de l’intérieur de mon petit édifice.
J’en parle à qui de droit. On ne me dit pas non. Donc je m’y mets. Je dessine. Peints. Écris. Et commence à composer de la musique écrite. Donquichottesque.
Mais pour finir rien ne vient. Bureaucratie ? Pusillanimité ?
Les mois passant en tergiversations, je vois que rien ne viendra. Je jette l’éponge. Je ne participerais pas du tout finalement, écœuré.
Je demandais quoi ? Juste qu’on me prête un magnétophone à bande. La belle affaire que voilà !
Ce que l’on voulait en fait ? Je dirais, méchanceté comprise, du banal. Du convenu. Point barre.
J’arrête de me prendre le chou. Hormis le texte que je finalise, un rien vengeur. (Que je m’écris pour moi-même en fin de compte.)
Ma partition reste à l’état d’ébauche.
Et je vaque à autre chose. Basta.
On était en 1991.
Un brin frustré quand même, le bonhomme.
Ces dernières années j’ai repris quelques-unes de mes ébauches de 1991.
« Usine Aude », pièce musicale, un texte dont j’ai oublié le titre à l’instant. D’autres encore.
Et puis toute chaude dans le fournil, la pièce musicale : « Ville ». Un autre texte : « Clameur de la ville ». Etc.
Finalement, cela aura mis son temps, mais ces ébauches ont donné des fruits… tardifs. Alors, merci quand même, M’dame Ville.
Philippe Baudet, le 7 mars 2023.
****************************************************************
Contrastes
Là-bas, comme dans un vitrail, des peupliers clignotent sous la lumière d’automne de leur feuillage vert pâle à jaune d’or.
Entre les branches s’étalent les lignes horizontales d’un immeuble blanc et se plante la verticalité d’une rouge grue. Horizontalité et verticalité sur lesquelles règne la masse pâle des nuages bleutés vaguement. Masse nuageuse jalouse de sa place de choix et qui la dispute au reste du ciel nu.
Les tac-tac, tic-tac, toc-toc, des machines, arrachent au cœur des chiffres.
On quitte un moment le dehors. On entre au cœur du bâtiment de tête. On ouvre des portes. On en ferme d’autres. On se trouve dans un long couloir. On prend à droite, on se retrouve dans un autre couloir. On se perd. Sans repères. Où est-on ? Vaste espace. Étrange nef. Cathédrale ? Non. Usine ? Peut-être. On entend des voix. En tendant l’oreille, ces voix évoquent les abeilles dans la ruche. Une reine, et surtout des ouvrières.
On revient sur nos pas. On reprend l’enfilade de couloirs. On reconnaît le premier couloir, celui que l’on prit peu après avoir pénétré dans l’immense bâtisse.
À gauche, tout au fond du couloir menant à proximité de la porte d’entrée - ou de sortie ? -, une plante en pot que l’on n’avait pas remarquée tout à l’heure. Lissée. D’un aspect un rien trop luisant. Plante grasse ? Artificielle ? Naturelle ? Qui évoquerait le plastique alors. Surtout sous l’éclairage de néon.
On s’apprête à sortir.
Un brouhaha se fait entendre venant de l’extérieur.
On sort.
Les sifflets des chantiers appellent à la prière. Dès l’après-déjeuner.
Dehors, sur le palier lavé du perron, une branche de houx rappelle un peu Noël. Quelques gouttes d’eau coulent sur le carreau de nos verres de lunettes. On essuie. Des enfants piaillent sous la pluie. Giflés par les branchages verts des arbustes - d’un vert juvénile : acide comme du verjus - qui longent la cour, les enfants jouent à se poursuivre. Et s’attrapent !
Au loin, dans un giclement d’huile, des engins s’ébrouent. Avec des cris de rage toute militaire.
Tout près, le parfum poisseux aux relents de pétrole du brouillard atteint le nez.
Le tac-tac des machines arrache de l’humain l’échine.
Un homme tombe.
Philippe Baudet
************************************
CLAMEUR DE LA VILLE…
Venez ! Venez !
Venez ! Yeux !
Venez ! Cieux ! (Oublieux ?)
Je suis la ville,
Que peintres habillent,
Poètes déshabillent…
« Des peintres m’habillent,
Des poètes me déshabillent… »
Venez les oreilles !
J’ai la raie au milieu
Et bientôt
Je l’aurai tapissée de Raynaud,
Carrelée jusqu’en haut
Des cieux – hi, hi, hi !
Venez Cieux !
Venez yeux,
Je suis
La ville…
J’aurai bientôt ma salle de bains des yeux…
Dans les journaux j’ai des idées
J’ai décidé d’être en dur !
Mes murs font table rase !
Moulés comme des cubes…
MAIS JE SUIS LASSE
Je ne veux plus être citée…
Ma lassitude
Perdure – encore que ma pierre ne soit plus en friche !
Elle s’ordonne dans le plus grand appareil :
Mes bossages s’arasent ! Fini le grand chanfrein !
Je vis à angle droit
Colonne(s) vertébrale(s) moulée(s) au-dedans de tube(s)
Et le vent qui tourne je m’en fiche !
Valétudinaire ou morbifique, épithètes
Négatives je vous chasse !
CHANSON DU GNOME (à dame Ville)
Quand tu verras un vac’ à terre Brise, sur son erre… Sur tes brisées…
– Erre ! Erre !
(Tu vois c’qu’j’veux dire ?)
Tu pourras clamer tes paters Tes prières… Rouges au jour de l’ire !
Au frais des verdures Dures ! Dures !
Au fronton des devantures…
Finies les ordures !
On les sortira des poternes Elles passeront les poternes. Ternes…
Nul ne pourra dire : Rire… Rire…
« Je viens de voir un vacataire ! » Ce serait mentir…
S’enluminera Rats ! Rats ! Râblés.
La culture… Blé, blé, blé dans nos aires…
La culture ? « C’est bien notable ! Bah !
J’ai vu des noms fair’ rase table ! » Rire-rire-rire…
C’est ce qu’on dira Ce que l’on dira ?
« Enfants, à table ! »
« Qui que c’est qu’c’mec-là ?! Na ! Nier l’air ? Niez l’air !
Qui voudrait fair’ bouffer à table
Sa tour d’ivoir’ dans les cartables
- Et dans l’anonymat ! »
Nous les fonctionnaires Et puis on pourra
De la cité de l’Art, cités Sortir son drapeau. L’mettre en berne,
Dans nos annuair’s, comptés ! D’un geste paterne…
Nous disons Non ! aux gens bouche bée Ce que l’on dira ?
« La Culture, c’est bien notable,
Quand vous verrez un vac’ à terre Des noms qui brillent sur rase table !
(Vous voyez c’que j’veux dire ?) Nomenklatura !
Nous les fonctionnaires de l’Art, cités !
Vous pourrez faire venir Dans nos annuaires – computés ! »
Le pasteur
Aux frais d’la culture, fouillant la glanure, à l’ombre des ordures !
« Dans nos serres ! »
Et d’un discours clore l’affaire…
À l’ombre des ordures
Le nez dans la glanure
Dans le miasme, voire ?!
Quand vous verrez le vac’ devenir ver de terre
Allez à la pêche
Qui sait : peut-être de l’or en barre ?!
Anonyme 91 (le vendredi 13 décembre)