CHER SAINT-PIERRE
Mercredi 4 novembre 2009. C’est une belle matinée qui m’attendait à Lyon, ma ville d’adoption, aujourd’hui. L’après-midi ne serait pas mal, mais plus le soleil irait déclinant – et il décline de plus en plus vite en novembre – plus mon corps, en début de soirée, me ferait payer mon outrecuidance : oser défier la pesanteur le jour durant ; rester droit sur moi-même face aux merveilles qui peuplent en silence le musée Saint-Pierre. Ô vous gens de pierre, Égyptiens de la nuit des temps, Grecs archaïques, Romains qui restez de marbre, vous qui point ne sourcillez, aidez un homme de chair, faible, de vertèbres blessées, à se tenir debout face à vos petits frères du musée, vos petites sœurs, sculptures, peintures, photos, gravures. (Etc., comme on dit quand on veut n’oublier personne, mais que la place manque.)
Mais tu parles ! Vous vous en fichez de mes problèmes de viande. Vous êtes aussi beaux que vous êtes froids. Aussi chaleureux que crocodiles ! Hormis qu’à vous caresser on ne risque pas la dent carnassière, la détente qui mord, c’est déjà ça : vous êtes des monstres d’inertie.
D’inertie ; quoique… Vous m’aspirez ; alors ?
Je rentre en vous et vous en moi. Aujourd’hui, c’est le « Saint Sébastien » de Corot qui m’a fait pleurer soudain. Alors quoi ? Et sans bouger d’un poil, non ; sans le plus léger frisson.
Sans frisson ? Vraiment ? Et la douce lumière qui le fait exister ce « Saint Sébastien », est-ce qu’elle ne frissonne ? Si fait ! Ces amis-là sont sensibles à la lumière. C’est en son sein, et par son sein qu’ils « bougent », en quelque sorte é-mus, ceux taillés au ciseau il y a cinq mille ans comme celui que peignit Corot au XIXe siècle de notre ère. Ou encore ce stupéfiant morceau de peinture « anonyme » du XVe alsacien. Il vibre. Sa Trinité n’y est pour rien. Ni les anges, ni la Vierge, ni Saint Jean. Pas de miracle de ceux-ci, non. Le génie du peintre, oui ! (Même « anonyme ».) Et la danse de lumière qui, comme tous ici, l’anime. Cette nuit, cependant… il n’existera plus. Comme toutes les nuits. Il sera mort. Et tous ici aussi. Qu’ils soient de bois, de pierre, de papier et d’encre, ou de verre, de métal, le doigt qui appuie sur l’interrupteur, le doigt du dernier homme ou de la dernière femme parti.e (et sa paire d’yeux se détournant d’eux), les tue.
Cela dit, ils s’en tapent. C’est toi, c’est moi qui les créons chaque fois qu’on les regarde. Entre-temps, ils ne sont que le minéral ou le végétal-mort qui les supportent. (Dans tous les sens du terme d’ailleurs.) Et pour tout dire ils ne sont pas. Ils ne sont que notre intention à nous autres éphémères. On se passe le relais, bien ou mal portants, nous autres les vivants qui les faisons vivre. Enfin, quand on veut bien.
Parfois, on préfère faire vivre le ballon de foot.
En quittant le musée, Alice et moi, nous traverserons, tel Moïse écartant la Mer Rouge pour fuir devant Pharaon, la marée humaine… qui va au stade ce soir-là. Y va en hurlant son chant. Visiblement, elle a d’autres « mystères » que les nôtres cette foule à biceps. Sans doute que c’est bien comme ça. Après tout, on a les dieux et les drogues qu’on veut, ou qu’on peut.
Peut-être, mais ces claquements de brutes, ça effraie les petits zoziaux que nous sommes. Nous fonçons fissa loin des supporters anglais (car ce sont des English ces bonshommes) ; et de leurs bottes et de leurs glottes à l’unisson, tel un chœur d’église.
Quoi leur opposer ? Notre silence contemplatif ? Mes commentaires barbants sur monsieur Picassiette ?
Allons, bon, soyons fair-play : ils sont vivants, pour nous ; ils s’imposent à nous par leur masse ; nous sommes morts pour eux, puisqu’ils ignorent jusqu’à notre existence. Le Belphégor du Louvre est plus vivant que nous, pour eux. Nous rejoignons les êtres fantasmés que nous passons nos jours à admirer : dérisoires et indispensables ; cela dépend de QUI… respire.
Philippe Baudet, 2009 – petit fragment de « Alice, et les autres… »
(Illustration : Saint Sébastien, Camille Corot / MBA de LYON)