CRATERELLUS CORNUCOPIOIDES
(Corne d’abondance)
Tableau X
PHILIPPE BAUDET
Leccinum aurantiacum ? C’est un champignon donc. Tout comme le sont : Lepiota procera (coulemelle), Amanita Caesarea (Amanite des Césars), Agaricus campestris (rosé des prés), Lepista nuda (Pied bleu), Calocybe gambosa (mousseron vrai), Marasmius Oreades (Marasme des Oréades : faux mousseron – mais vrai délice !), Cantharellus cibarius (Girolle), Hydnum repandum (Pied-de-mouton), Boletus edulis (Cèpe de Bordeaux), Boletus pinophilus – ou Boletus pinicola : c’est le même ! – (Cèpe des pins), Morchella conica (Morille conique), Morchella esculenta (Morille dite « comestible »… bien que « Conica » le soit tout autant qu’elle !). La liste pourrait n’en point finir. Et vous engloutir tous et toutes, sous sa marée.
Laissons aller le flux des carpophores ; et… disons d’eux, deux ou trois mots.
Le champignon fut, ou représenta, en temps de vaches maigres esthétiques, la quintessence esthétique des fruits de la terre : un cadeau pour les sens – les miens – ; les yeux et l’odorat et le goût ; et le toucher aussi. Le toucher ? Oui. Et c’est même lui, qui le premier fut servi ; souviens t’en, Michel.
C’était quand déjà ?...
C’était…
Craterellus cornucopioides (Corne d’abondance) : la trompette des morts !
…Lever de rideau !
…C’est alors qu’un instinct t’a fait rentrer dans ce bois, t’en souviens-tu ?
Tu as fondu sus entre les arbres ! Sus à quoi ?… Tu le saurais bientôt.
Une trompette t’attend petit.
Elle est noire.
Adossée au pied vert d’un arbre : un châtaigner ; à demi cachée par les feuilles. Elle n’attend que toi. C’est pour toi seul qu’elle a sorti sa tête de dessous la couverture.
Tu as stoppé net quand tu l’as aperçue, immobile, terrifiante et… merveilleuse.
Il faisait déjà bien sombre dans ce bois. Et elle, avec sa robe si sombre, est-ce bien elle ? Tu ne l’avais plus rencontrée depuis… Holà, la nuit des temps. Ton enfance. Ton père… C’est ton père qui la ramenait parfois à la maison. Cette maison que tu as quittée, qu’on t’a fait quitter… pour ton salut, pour celui de ta mère aussi, et de tes frères, quand tu avais dix ans. C’est dire le temps écoulé depuis que tu ne l’as plus revue, elle…
Des retrouvailles ? Ton sentiment te dit que oui. Mais ta raison te dit : prends garde !
Les champignons ça te fait peur. C’est sulfureux de réputation. Au point que depuis que tu vis dans ta campagne tu te contentes des châtaignes. Jamais jusqu’alors tu n’aurais osé… Jusqu’à ce jour : pourquoi ?... Va savoir ?
Oui jusque là, quand venait l’automne, tu regardais les cueilleurs de ces si jolies horreurs, un peu comme des sorciers. Des alchimistes du diable. Des manieurs de poisons. (À la manière de ton propre fils, peut-être, qui, lui aussi… un jour… te regardera… TOI !, comme tel !… en un futur proche. Demain. Un demain… à portée de main, en somme…)
…Et quand il t’est arrivé alors (en ce passé… désormais lointain… dans les méandres de ta pauvre mémoire, exilée à présent sur un îlot rocheux, dur, électrifié et mordant, dans ta tête en feu quoi !, où tout se mélange : souvenirs et impressions tenaces d’hier, d’avant-hier, “d’après-demain” aussi sans doute…) de jeter un œil dans leur panier, à ces cueilleurs de carpophores, ce ne fut pas sans une sensation, ravissante, d’effroi ; comme à Luna Park. Un frisson sans le risque. On t’accordait de contempler, on ne t’offrait pas de manger bien sûr ; pas même de toucher.
Tandis que maintenant. Ce jour-là. À cette heure : entre chien et loup. Tu allais devoir toucher… Et davantage.
Personne alentour si ce n’est les arbres. Le vent froid : on est déjà en novembre, qui ploie les cimes et gémit.
Décide-toi kiki.
Tu n’as rien sur toi, que tes doigts et des poches. Tu te baisses pour voir mieux cette craterelle au nom de mort. C’est ainsi que tu t’aperçois qu’elle n’est pas seule. Elle a une, deux, trois, quatre, cinq ! sœurs… qui te sourient dans leur peau de souris.
« Prends-nous ! », te disent-elles en chœur. « Prends-nous ! »
Ton cœur palpite. Tu hésites. Ton ventre se noue. La peur, dans ce bois-de-presque-nuit…
Il te faut surmonter ta peur. Il y a peu tu n’aurais pas pu. Mais là, plus forte que la peur : la tentation.
À tes doigts tu mets des feuilles comme on enfile des gants. Vaguement protégés tes doigts s’approchent. Et pour la première et dernière fois arrachent ; puis hop !, dans les poches.
Tout excité, tu reviens chez toi. Tu sors les captives et les mets sous la lumière. Durant des heures tu les examines. Oui ce sont bien elles. Tu en es presque certain. Presque. Tout est dans le « presque ». À cause de ce « presque », pour cette fois-ci, et à regret, tu les jettes … à la poubelle !
« Mesdemoiselles, vous avez quitté votre doux humus pour finir votre vie avec les immondices. Vous devez être bien déçues, non ?, vous qui vous rêviez séchées et souveraines, reines des bocaux, votre arôme exalté comme jamais il ne fut, même dans vos sous-bois. »
Mais dès demain tu te feras “savant”.
Tu auras livres, couteau à champignons : pour ne pas risquer de détruire le mycélium, panier léger en osier porté en bandoulière sur ton épaule. Tu partiras en chasse comme d’autres partent « à la chasse ».
Au fil des deux années à venir tu deviendras… un « connaisseur ». Pas un sorcier !
Tu sauras les essences ; les sols ; les modes d’existence de dizaines d’espèces nouvelles venues se déposer dans ton dictionnaire. Les myxomycètes, les ascomycètes, les basidiomycètes. Autrement dits : les mycorhiziques, les saprophytes, les parasites. « Alors les saprophytes ? Ça profite ? »… Tout un monde de chapeaux, de lames et lamellules, d’anneaux, de pieds, de volves, de tubes, de gélatine, de parfums, de puanteurs (cela arrive…), de cortines, de polypores, de phalles, de sillons, d’alvéoles en nid-d’abeilles, de réceptacles en forme de cervelle, ou ondulés, ou étalés, ou en forme de sac : sac rond et lisse, sac velouté, sac couvert de pruine, ou d’épines, d’aiguillons, de verrues, d’écailles. Ou bien ce sont des yeux, des petits boutons qui vous regardent. Ou encore des oreilles qui vous écoutent : l’auriculaire… Oreille-de-Judas, que tant tu cueilleras… en vue d’un souper chinois. Qui jamais n’aurait lieu : deux bombes t’auront cueilli avant !
Je déjeune avec la chair.
Dans ma soupe trempe l’os.
La viande fait le gros dos ;
Je la mords à ma manière…
Mes gustatives papilles
Frissonnent dans la ripaille ;
Le cochon rôti s’endort,
Sous la trompette des morts.
Les veaux soumis, les cochons en révolte, fileront doux. Un à un, morceau par morceau, nous les aurons dans nos assiettes. Bien agrémentés, enrobés de trompettes. Cuisinés avec génie… ou à la chaîne pour les cantines, ils feront nos délices, ou, pour le moins, combleront nos estomacs en manque. Un peu d’eux s’échappera. S’échappera… en air : des vents. Pets ou vesses odorantes. Ils seront alors, étymologiquement subtils.
(Philippe Baudet, 2009)