JUSQU'A AMSTERDAM... (+ BOLUS X 11 - CUBE 6 : Philippe Baudet, 2018)

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Vois Boldingue

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…Jusqu’à Amsterdam

 

Vendredi 19 avril 1996. Départ pour La Haye (Den Haague). Dans la voiture, Hubert, Camille et moi. Une rétrospective du peintre de Delft nous sert de carotte. De fil rouge.

  

Arrivée le soir à Gand (Gent) : superbe ville toute de dentelle vêtue. Hôtel pour deux jours. Promenade en soirée. Puis resto. Au matin, nous rendons visite au Polyptique de l’Agneau Mystique. (Sans commentaire. Ou du commentaire à n’en plus finir.)

 

Deuxième nuit à Gand.

 

Bagnole. On file. À Anvers.

 

Visite, à Anvers, de la Cathédrale. Pour contempler. Pour contempler surtout les Retables de Rubens (Descente de Croix et Élévation de la Croix) ; puis une troisième peinture de Rubens, vers l’autel : Assomption de la Vierge.

 

Départ. Passage par Bruxelles. Visite rapide de la Grand-Place. (C’est à peu près tout.)

 

Arrivée à La Haye. (Enfin dans les environs : Scheveningen.) Nous trouvons un hôtel pour deux nuits.

Lundi et mardi : deux jours de visite à l’expo Vermeer ; plus visite du reste du musée. Ici se trouvent rien moins que des splendides Rembrandt, dont La Leçon d’anatomie, des autoportraits (Jeune arrogant, L’homme au chapeau de trois quarts, Le vieil homme au turban, etc.)

Dès que l’on quitte la dernière salle réservée à la rétrospective de Vermeer, on tombe sur quelques Metsü pas dégueu, des Jan Steen à couper le souffle ; et autres artistes du cru… pas cuits du tout ! qui montrent bien comment Vermeer s’insère dans un type de peinture, comment il est de son lieu (de sa contrée) et de son temps ; mais, surtout, comment il se (il s’en) distingue. Ce n’est pas par les thèmes qu’il est original, c’est par le style ; le style c’est l’homme ! Et le sien de style c’est… c’est… Ouh là là !

Attention ! on a ici de très, très grands peintres ! De très grands artistes-artisans qui savent rendre les matières, le bois, le tissu, la transparence comme personne. De ce point de vue (malentendus obligent) on pourrait dire que certains parmi eux rendent l’étoffe beaucoup mieux que Vermeer lui-même. Vermeer, dont les robes, les plis des robes, ont souvent la souplesse… de la roche. Et c’est là, justement, paradoxalement ? un des nombreux aspects de son génie : aller au-delà de… Hé ! il fait de la peinture, ce monsieur, non de la couture ! J’ai été frappé, comblé plus que je ne m’attendais à l’être. Il y a chez lui déjà tout Mondrian. Il y a tant et tant de niveaux de lecture, qu’on est bientôt saoul. Mais, laissons là l’ivresse un instant, voulez-vous. Oui, quittons un instant Vermeer pour revenir à ses pairs.

Les contemporains de Vermeer, et ceux de sa propre Cité, ont vécu dit-on, un âge d’or de la Peinture : le fameux XVIIe siècle.

Âge d’or qui étendit alors ses ailes d’albatros jusques et y compris dans les Espagnes - via la France et l’Italie ça va sans dire -, olé ! Mais dans les Espagnes coulait un sang d’un bleu ! oh ! d’un bleu ! Comme on n’en voit que dans les yeux bleus des Conquistadors ! Et des demi-dieux pas tout à fait faits hommes, n’est-ce pas. Vélasquez (Diego Rodriguez da Silva y Velázquez !) ne fricotait pas avec le premier besogneux venu, lui, çà non ! Il se faisait repasser son pinceau par nul autre que Philippe IV en personne ! Hé ! Un peu comme Titien au siècle précédent. Titien et Charles Quint, ça ne vous dit rien ? Hum ? Le Grand Charles à genoux dans la poussière rutilante d’huile du Grand Peintre vénitien ? Afin de lui ramasser, lige ?, sa brosse qui avait chu, la pauvresse… Ah bon !, cela vous revient enfin ! Bien !

Dans Les Pays-Bas (du haut) rien de tel au XVIIe !

La Réforme est passée par là depuis bien des lunes maintenant.  Elle a déboulé jadis que j’te dis pas, que j’te dis qu’ça ! tel un boulet de canon, ho ! Ah çà ! Ça ne rigole plus mes potes ! À la Bible ! À l’habit noir Protestant ! Au boulot ! À la lime ! Au burin ! Et gratte ! Et gratte ! À la voile ! Au voyage au long cours ! Aux trois-et-quatre-mâts ! Aux bateaux à grand tonnage ! Et file ! et file la galère ! Ouvrons la route ! Ouvrons la mer ! Courons les Mers ! Pas… Pacifiques ! Hardi marin ! Fouette galérien ! Et palpe ! et palpe ! la papaye ! Les épices ! Les baies ! Le poivrier ! Et le clou de girofle, ouais ! qu’est le clou ! qu’est sans prix ! hors de prix ! Vrai trésor ! Et palpe ! et palpe… la monnaie ! Et… À l’usure ! Usurier ! Banquier ! Au commerce ! les enfants ! Souquez ferme petits ! Petits et Grands Marchands ! Au pèze ! Aux Indes ! Au marchandage ! À la libre entreprise ! À la sueur ! À la roture ! Pouah !!! À la Bourgeoisie ! mes chers frères ! À la Bourgeoisie ! Alléluia ! Alléluia ! Allons ! Besognons ! Prenons de la peine à l’ouvrage ! De la dentelle à flots ! Du drap en pagaille ! De la fabrique en veux-tu en voilà ! Foin de la pompe papale ! Ce qu’il faut sous Luther 1er, sous Calvin 1er, sous leur descendance, leur lignée ? Sous le règne des pasteurs quoi ! Du strict ! Du Jésus-nu ! En croix ! Un point c’est tout ! Fini de se pavaner ! De bavasser ! De rêvasser sur le dos des gueux ! Vous dansiez le menuet ? le rigaudon ? la sarabande ? Eh bien… Gagnez donc votre pain désormais ! Humblement. Oui mais… Mais, mais… si possible en vous en-ri-chis-sant. Pourquoi non ? L’Évangile ? L’Évangile, quel Évangile ?! L’Évangile et son histoire abracadabrantesque de… chameau ? De chas d’aiguille où c’que – du fait du fier embonpoint peut-être ? - ne passeraient plus les riches en route vers le Paradis ? Bah ! Tu parles ! Tout ça c’est du chiqué ! C’est de « la bouillie pour les chats », comme dit Georges Brassens ! Du baratin ! Du… Du… Du… Ce qui compte vraiment, c’est la Multiplication. Des pains. Des petits pains. Du pain doré. Du pain doré sur tranche. Du pain d’or. De l’or. Rouler sur l’or comme sur les flots. Et s’y baigner : en gros plongeons comme Picsou ! De l’or oui ! En barre. Des florins. Des florins d’or en veux-tu en voilà. C’est cela en vérité, obéir à la Loi divine : « Croître et Multiplier. » Multiplier surtout ! C’est le Message, non pas ? Si ! Eh ! Le reste n’est que simagrées pour se donner bonne conscience voilà tout ! Ce qui compte, et ce depuis que la Mésopotamie inventa l’argent, c’est Compter. Compter. Compter. « Et gagner ! » C’est… C’est… « Allez ! Passez ! », comme dit l’autre !

Dis ! Où c’est-y qu’t’as vu que roturier Amstellodamois du temps de l’âge d’or rimait avec moine franciscain ? Où ça ? Et où c’est-y qu’t’as vu que s’il y avait un chouïa moins d’aristos dans la sobre Amsterdam fraîchement réformée, il devait – il devrait ! – forcément, par conséquent, y avoir moins de dominés, dis ? Tu as cru ça ? Eh bien tu t’es mis le doigt dans l’œil mon vieux ! Eh ! Ainsi va la vie, que veux-tu. Ainsi vont les bourges ! Gué !

Bref. En Hollande cela bouillonnait, disions-nous plus haut. (Écrivais-je, moi, Bruno. Un Bruno Châtillier qui s’oublie. Emporté par sa plume. Saoule. Par trop saoule ma plume ? Ô euphorique plume ! Plume d’alambic ! Gloups ! Plume… « alambiquée » ?)

Bah… Revenons nous-même… À davantage de rectitude. Si l’on peut. Si je puis…  

  

À gros bouillons, cuisait la soupe inventive de temps héroïques dans l’Europe de l’époque qui nous occupe ici : le XVIIe. Une soupe créative s’il en est ! Avec au centre l’homme, à ce qu’il paraît. (L’homme, et quelques divinités quand même encore un brin, hein ! à ce qu’il me semble, non ? Quelques idoles çà et là quoi, hum ? Et parmi elles, l’une pleine d’épines ; pas vrai ? Sans parler, à titre d’exemple, de toute une ribambelle de créatures plus ou moins magiques, tels que, du moins chez les Catholiques de la Contre-Réforme, des anges, une vierge avec un V majuscule que lesdits anges enlèvent aux Cieux en une Assomption du tonnerre de Dieu ! pour y coucher, après un créneau d’enfer ! bien qu’en « Dormition… Réveillée » - ou quelque chose dans le genre, si j’ai bien compris -, à la droite d’un Céleste Barbu Chenu, le papa de Son Fils issu de ses entrailles – est-ce que j’ai tout faux ?)

  

Une époque dite de bouleversements tous azimuts. Tous azimuts, certes, j’en conviens. Certes. Certes. Mais pour ma part, en Hollande où nous nous sommes rendus, en ce printemps copieusement cahoté (j’y reviendrai, sur ces cahots en question, j’y reviendrai, promis), Hubert, Camille et moi, « l’azimut », l’angle de la comète qui m’intéresse, s’appelle Art de son petit nom, Vermeer, Rembrandt, et les autres, de son patronyme (son nom d’état civil). Quelle soupe mes amis ! Quelle soupe ! Quel fumet ! Quel délice, mes gourmets ! À vous en pourlécher les babines et les papilles jusqu’au septième ciel de la gourmandise, mes grands, mes grandes, oui, oui ! Miam, miam, miam… Ah ! cette soupe-ci n’est pas le premier potage paysan venu. (Que me pardonne feue ma grand-mère.) C’est un potage de Haute Extraction : à te vous en faire exploser l’Michelin, mes pépères gastronomes ! Eh oui, mes agneaux : au XVIIe - hollandais particulièrement -, ruisselait la poésie… pour presque tous les yeux. Presque. (Mais, bien évidemment, pas pour toutes les bourses. Il ne faut quand même pas déconner !)

    Et pourtant…

À défaut de noblesse « aristocratique », les collègues de Vermeer (et Vermeer lui-même ça va de soi), eurent affaire à une sorte de nouvelle noblesse, moins ostentatoire, ostentation d’apparat, peut-être, mais à coup sûr plus conquérante, moins collet monté – encore que… -, mais très certainement plus dans le vent qui souffle, pour le meilleur ou pour le pire, de l’avenir.

Il leur fallut faire avec.

Et pourtant…

Les contemporains de Vermeer, donc, dans leur propre Cité et dans toute la Hollande, privés par la Réforme des mirifiques commandes papistes, eurent à « faire affaire », avec les commanditaires qu’ils pouvaient, qu’ils trouvaient, « nouveaux riches », « parvenus », « Bourgeois joufflus, ventrus », fort peu ascétiques dans les faits, dans leur quotidien : le monde réel. Pour la forme, deux, trois génuflexions par-ci par-là, le nez dans la Bible nouvelle, à peine. À heure fixe, le nez dans la bière : à volonté !

Et pourtant…

Une clientèle bourgeoise quoi ! Avec des goûts bourgeois quoi !

Et qui plus est c’est là une clientèle guère moins capricieuse que les Princes de l’Église ! À défaut des Grands Sujets traditionnels : religieux (désormais « interdits »), héroïques, mythologiques (hors de prix ?, hors de proportions ?, hors de portée, surtout, de leurs préoccupations !), ces Messieurs et ces Dames étaient très pointilleux quant à l’enjolivement de leurs précieuses trombines, quant à l’exaltation de leur précieuse dinanderie, quant à l’héroïsation de leurs précieuses tablées (olé ! la poiscaille !), quant à la rutilance affichée de leurs précieux tapis précieux, quant à la précision du rendu de leur précieuse dentelle, de leur précieuse soie précieuse ; mais plus encore, au-dessus de tout cela, tatillons à l’extrême quant au rendu magnifié de leur précieux intérieur ! (« Hé ! Que « le mien » il est plus coquet que « le tien », ho ! nananananèèèèèèère ! »)

Et pourtant…

Bref, elle se contentait de vouloir décorer sa belle petite maison delftoise, haarlémoise, amstellodamoise, parfois son beau petit palais ma foi, c’te clientèle-là ; rien de plus, rien de moins. Elle voulait être flattée. Et pouvoir épater. Épater… les autres Bourgeois : marchands, banquiers, entrepreneurs pour l’essentiel. (De la pâture pour un Claude Chabrol ? Peut-être. Peut-être pas. Car on n’en était pas encore – pas tout à fait – à la décadence d’une classe rancie, décatie, vermoulue. Ces hommes et ces femmes-là, en étaient encore à l’enfance de l’Histoire (de LEUR histoire). En pleine montée d’une classe montante. Dans une dynamique. C’était une aube. En quelque sorte révolutionnaire. Comme dans l’Italie des Médicis : ces banquiers en fait, hé !)

Et pourtant…

En de si petits endroits, si provinciaux, si mesquins, en un si petit pays en somme (quand on se place du côté – et du point de vue – catholique flamboyant), tout aurait pu – aurait dû ? - être réuni pour une fin de l’art : l’hallali ! TF1 avant l’heure ? Victoire deux buts à zéro ! Victoire du banal, de la médiocrité, sur le Grand Genre. Sur la spiritualité. Une mort de l’Art ? Oh, pas au sens technique : l’habileté n’ayant jamais fait défaut aux gens du Nord, quels que soient les régimes, les religions dominantes. Une mort de l’Art ? On l’a pourtant bien frisée oui, avec l’iconoclasme hystérique de la seconde génération des Protestants : la mort des images. Leur destruction au moyen des flammes de la guerre. Avec celles de quelques petits bonshommes, petites bonnes femmes, petits enfants au passage. (Victimes collatérales ?)

Enfin… Revenons donc à notre sujet : l’âge d’or ; le XVIIe. En Hollande.

Un vrai casse-tête.

Et pourtant…

Il n’est pas de mon ressort de me lancer, ici, dans une réflexion sociologique sur les apparentes contradictions entre l’âpreté, la sévérité calviniste et la soif de jouissance - quasi hédoniste ? - qui semble se faire jour dans le petit nid douillet des nantis des Pays-Bas de ce temps-là. Mais… Qu’on me permette cette (naïve) réflexion, cette « proposition », tout de même.

Après des siècles passés à peaufiner la figuration sacrée, on changea certes son fusil d’épaule, mais on ne jeta pas son fusil, loin de là. On quittait la sphère ecclésiastique – et princière ? Qu’à cela ne tienne ! On entra – on s’y coula avec aisance – dans la sphère privée – et roturière friquée : moins de grands formats, davantage de peinture de chevalet ; moins d’angelots, plus de trognes et de volaille ; moins de grands mécènes, mais « l’invention » des marchands de tableaux.

L’âme aurait pu s’y perdre, il semble qu’il n’en fût rien. Car ce que l’on ne quittait pas, bien au contraire, c’est l’essor lancé (mis en œuvre) par la Renaissance. Que l’on suivît Luther ou le pape, c’était l’homme et sa flamme, l’objet de toutes les attentions depuis la fin du Moyen Âge. En tous domaines.

Moins de christs, de saints, d’apôtres ? Eh bien plus de scènes de genre !

Le raffinement apporté à une mise en croix fut transposé dans le cabinet d’un géomètre sans perdre un iota de génie. Étonnant ? Miraculeux !

Et j’en reviens, avant même qu’à Vermeer, à ses collègues et concurrents.

Beaucoup n’avaient rien du simple tâcheron.

Appliqués toujours – presque tous -, certains avaient en plus un talent fou ; une inventivité, nonobstant les conventions d’usage (figures obligées), tout simplement déconcertante. Stupéfiante même. Souvent.

J’en ai eu la chair de poule, parfois, en parcourant les salles du musée, autres que celles consacrées à l’exposition Vermeer.

C’est dit.

Alors Vermeer ? Un talent parmi d’autres ?

Non pas.

Avec les mêmes sujets, presque les mêmes compositions, Vermeer les surpasse. Tous. Même le grand Pieter de Hooch, son ami ; même Gerard Ter Borch ; même Metsü et Steen.

Je parle bien sûr des peintres de la Haye, de Delft, des environs… ; pas de Rembrandt, par exemple – ledit Rembrandt qui d’ailleurs se trouve assez bien représenté, aussi, dans ce musée-là qui n’est pas, n’est pas censé être, son écrin naturel à lui, le Maître d’Amsterdam… né à Leyde. Ici, en ce temple, en ce musée de la Haye, devraient être « naturellement consacrés » les génies du cru, hé ! Car il y a vraiment un esprit du coin : du bled ! Il y a un esprit par coin. (Mais bon… admettons pour Rembrandt, cet illustre voisin quand même !)

 

 

À suivre…

 

(Fragment de Jusqu’à Amsterdam.)

 

Philippe Baudet, 2008

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Lien vers : "PAR EXEMPLE, VERMEER"