SAINTE MARCELINE (+ CONTEMPLER (19 CUBE 4) : Philippe Baudet, 2012-2019 (sur un poème de Victor Hugo) - étude)

Posté

Un peu de transmission transgénérationnelle, mam'zelle Schutzenberger ? - Oh, une louche...

 

Sainte Marceline

 

Anne-Émilie fut la première étoile à briller dans la couvée Kélard. (Et pour tout dire, « l’unique » enfant vraiment désiré parmi toute la fratrie Kélard à venir.) Un sacrément bon cru. Photographiée sous toutes les coutures. Icône. Mise en vitrine.

Anne-Émilie fut ce qu'on peut appeler « un heureux évènement ». Ce bébé attendu, ce premier-né, ce fruit de ce qui avait semblé un mariage d'amour. Pur jus. Des noces d'enfer ! Les plus belles que l'on ait jamais vues (et que l’on verrait jamais) dans les fratries Sausset et Kélard de cette génération-là. On en parlerait encore longtemps. Avec regret. Bien après que tout serait gâté...

 

 

1

 

Albert Joseph Louis Kélard et Francine Renée Luce Sausset s'étaient rencontrés à la sortie d'un théâtre parisien où l'on donnait : « On purge bébé », de Feydeau. Entre parenthèses, aucun des deux n'avait goûté cette purge-là. Non. Tous deux l’avaient trouvée fort grasse et trop lourde à digérer. De plus, ils furent tous les deux effarés pareillement par la liesse de la salle, les hourras fusants, les ris et les cris baveux accompagnant le fracas des applaudissements nourris - « nourris » de cette « purge-ci » ?! Ahuris par la danse des ventres du public : hommes et femmes en un même élan général, secoués d'un bout à l'autre de la jaugée de 1500 roulant comme un seul homme, une seule femme, roulant en vaguelettes sonores, et moirées selon les robes multicolores, ainsi que bigarrées selon les cravates. Hé ! Combien de vesses mal contenues flûtèrent et pfuitèrent dans ce lâcher de faucons ? - faucons, faucons... qui tenaient plutôt du pigeon merdeux, oui ! Combien de pets secs ? dont le bruit rendu considérable du fait du nombre des culs, se mêlèrent au tonnerre des mains battant, des godasses frappant le sol, et s'y perdirent - dommage pour la chronique -, pouah ! se perdirent dans l'orage fessu - genre la Grosse Bertha de chez Krupp. Ya ! Combien ?! Hein ?!

Bah ; on ne peut répondre, en ce qui concerne la concurrence des décibels. C'est comme un malabar, un chewing-gum Hollywood : bien mâché, c'est indémêlable.

En revanche, question parfums qui viennent tisonner la narine, il n'y a pas photo : oui, malgré les apparences (ce que c'est que la mimesis au théâtre quand même), avantage net à la salle. (Qui, elle, ne joue pas - c'est pour de vrai.) Avantage de la salle, sur le plateau. Un plateau fier à peine, car blasé des bravos. Un plateau qui fit, au demeurant, bien, très bien même, son boulot : des comédiens aux machinos. Qui fait sa parade rituelle, de fin de représentation en fin de représentation, quand ça marche, quand le public est bon. (Et ce soir, il est bon.) Qui salue, comme un seul corps, main dans la main. Un corps un peu mouillé par l'effort du devoir accompli. Du spectacle « donné-vendu », à chaque fournée, mille cinq cents fois, pour mille cinq cents sièges de velours cramoisi où se trémoussent - c'est le but à atteindre dans ce job - mille cinq cents bonshommes et bonnes femmes. Mille cinq cents !

Euh ; mille cinq cents... moins deux ! ce soir-là.

 

Eh oui. Nos futurs tourtereaux firent la paire. Et sans se savoir, l'un l'autre. Francine, au balcon, Albert à l'orchestre. Déjà unis, donc, quoique inconnus encore l’un de l’autre répétons, leurs deux cœurs ne battirent pas avec la foule.

Et c'est cela même qui fit qu'ils se remarquèrent, quand les feux de la rampe s'éteignirent pour laisser place à la lumière des lustres inondant la salle de ce grand théâtre à l'ancienne.

Deux corps, bras croisés ostensiblement, ostensiblement consternés, formant chacun une moue fermement molle pour exprimer avec le moins ladite consternation, pesamment immobiles sur le velours quelque peu lustré par tant de frottements de culs, hystériques, avant les leurs de culs : qui disent « non » à leur façon (en restant quiets et silencieux, quand tout autour c'est la liesse qui se tord en mille quatre cent quatre-vingt-dix-huit exemplaires), deux corps ainsi « s'exprimant » à contre-courant de la foultitude... eh bien ça fait tache.

 

 Et alors les taches, ces deux-là, ce soir-là, mazette, elles se voient ! Même de loin. Même de haut : c'est Francine qui, du balcon, remarqua la première ce corps indocile, qui faisait - et lui seul - écho à l'indocilité passivement zélée (ou « farouchement » passive) du sien corps. Et cela fit « tic » dans son cœur intrigué.

 

Pendant un long moment il fut carrément impossible de s'extraire de la mélasse. Quand bien même on eût voulu fuir en courant. Se sauver à bride abattue du charroi de ce Neptune pétant, rotant à la façon d'un Vulcain à gros bidon, à lourde haleine (« berk ! ») ; se sortir des bras de ce Neptune-là : une marée humaine à la houle huileuse - une marée noire.

 

Puis... Le rideau retomba enfin.

Suivi d'un bruissement continu, lent et presque doux. Comme quand la mer se retire. Sur la pointe de ses petits clapotis derniers. Ou bien, plus culotté, comme quand, après l'orgie romaine, la mahousse partouze, après qu'on a, sur les draps, baisé tout son saoul, tant et plus, après qu'on a, sur eux, les draps, tant et tant fourragé, trempé, détrempé tout ce qui est à sa portée (les « mouillant » dans cette affaire « de cul », du coup, ces innocents qui n’en demandaient pas tant), après que la chair est enfin apaisée (ou triste ainsi que dans « L'important c'est d'aimer » de Zulawski), eh bien… quand ce sont eux alors, ces draps-ci, oui !, ces draps tout imbibés, qui s'essuient à leur tour sur les femmes et les hommes encore nus, mélangeant, à cette plage humanoïde, rebondie, lasse, souffle court, leur assourdi feulement de tissu que les dieux de l’amour froissent. Bref, quand ils se meurent, ces « Beaux Draps », avec les derniers râles. (Certes, on l'admet, cette fois l'image est hardie. Quoique moins « carte postale », non ? Hé ! Ma foi, à vous de choisir, ô Lecteurs.)

Ce qu'il se passa par la suite ? Quand les liens - quels qu'ils fussent : « marins » ou « sexuels » - furent dénoués ? Quand on a eu enfin la liberté de prendre ses jambes à son cou ?

Eh bien, l'on ne s'enfuit pas, non.

Des deux côtés : d'Albert, de Francine, l'on n'était pas seul. L'on était « en famille ». Provinciaux, en voyage à Paris. Comme par hasard, des deux côtés.

La totale : Tour Eiffel, Louvre, Grands Boulevards ; et... théâtre ! Théâtre « de Boulevard », cela va sans dire. Eh ! Quoi d'autre voyez-vous ? pour des petits bourgeois visitant pour la première fois de leur vie - et ce, dans les années 50 du XXe siècle LA ! CAPITALE. LEUR ! CAPITALE. Hein ?! Quand même pas quelqu'une de ces extravagances contemporaines sans queue ni tête ! Ho ! Hé ! Ho ! Quand même pas !

 

 

 



 

2

 

Revenons, si tu permets ô Lectorat, quelques instants avant que la salle ne se vidât.

On l'a dit, c'est Francine Sausset qui du haut du balcon, au tout devant dudit balcon, surplombant de fait le rez-de-chaussée mugissant de spectateurs diablement contents du divertissement qui venait, pour eux, d'être joué, là-bas, sur la scène, et le prouvant démoniaquement (« ha ! ha ! ha ! ha ! »), c'est Francine Sausset disions-nous, qui la première - et pour cause, vu la place qu'elle occupe -, remarque ce jeune homme à la nuque élégante, aussi stoïque qu'elle-même, ou à peine dodelinant négativement du chef pour signifier son désaccord face au grand : « Oui ! Oui ! Oh oui ! Oh ! », du vulgum pecus envahissant et submergeant tout - comme Attila, l'herbe ! -, d'écœurantes salves de diverses louches liqueurs (dont la salive), et de gaz purgatifs (à l'instar de la fameuse « purge de bébé », un peu plus tôt, sur les tréteaux), polluant le rouge velours. (Ouf !)

Elle cherchait à contempler la salle au hoquet convulsif et bruyant d'une grasse joie, semblait-il, généralisée. Elle s'interrogeait. Fichtrement déçue quant à elle, par ce qui aurait dû être SA fête, l’apothéose, la première-grande-fois de sa jeune vie (: 18 ans ! fêtés la veille dans un - très bon, lui - restaurant du quartier de Montmartre, beau comme une très, très grosse meringue) ; fichtrement déçue oui, par cette première, au théâtre ! Et... À Paris ! qui plus est. Déçue ô combien ! (« C'est donc ça ! ce n'est que ça ! le théâtre ?! Mais mon Dieu, alors, autant vaut la foire de Bourg-en-Bresse à ce compte-là. Veaux pour veaux, autant vaut le cul des vaches. Autant vaut l'original. C'est, à tout prendre, plus distingué ma parole ! ») Elle s'interrogeait. Cherchant, au-delà du spectacle théâtral proprement dit : « On purge bébé », auquel elle venait d'assister, à questionner ce “théâtre-ci”, sous ses yeux... qui n'en reviennent pas. (« Comment cette foule, peut-elle glapir ainsi, en un tel consensus ?!, après une telle farce !!! Qu'est-ce donc qui différencie la parisianité que j'avais espéré voir ici, dans un lieu, dit de Culture, qui n'est pas la kermesse d'un quelconque Champier dauphinois quand même ! que j'avais espéré voir ici exaltée. Qu'est-ce donc qui la différencie, cette parisianité, d'un concentré de péquenots de province ?! Qu'est-ce donc, qui la distingue, hein ?! Eh ! Certainement pas la « distinction », mon Dieu ! Jamais vu un tel degré de grossièreté ! Même chez nous, au cœur de la campagne ! Ah çà ! »)

Elle tourna d'abord son regard à l'entour d'elle, Francine. Sur papa. Sur maman. Sur ses chères sœurs. Eh quoi ! Tous, tous... Aux anges ! Pas aussi copieusement démonstratifs que le reste des spectateurs (on n'ose pas ; on n'est pas tout à fait chez soi, à Paris. On est seulement en visite ; on a une retenue d'invités, en quelque sorte). Mais d'évidence, franchement ravis. Sans nulle réserve.

Perplexe, elle balaye en un second temps, tout le demi-cercle de la multitude mouvante amassée sur ses côtés ; et puis sous elle. Quasiment à ses pieds, couchée. Agitée, telle qu'un boa immense, d'ondulations. Masse, en sus rotant et pétant sans doute.

 

Effarée, elle est ! on vous a dit plus haut, mademoiselle Francine Sausset.

Quand.

Là !

 

À la première fournée, de son auscultation, elle ne l'avait pas aperçu... Ce mouton noir.

Elle n'avait vu que la vaste houle. Violente, qui roule. Menaçante, telle qu'un troupeau de bisons. Une avalanche. Presque un raz de marée.

Elle s'était crue seule. Crue la seule ! À ne pas adhérer au gras.

 

Lui ?

C'est Albert Joseph Louis Kélard.

21 ans en mars de cette année, qu'il a eu, ce Joseph, comme il préfère qu'on l'appelle depuis qu'il a fait l'armée. Avant l'armée, c'était Albert.

L'armée ?

Il en sort à peine. À Paris, il fête la quille justement. Il y est en vacances, lui aussi. Et c'est lui aussi, que l'on célèbre et veut réjouir. Et pour ses 21 ans : sa majorité ! et pour - surtout - la fin de son service militaire. (En tant qu'engagé volontaire.)

 L'armée ?

 Ah ! Il en a bavé ! Oui... L'Indo. Puis les débuts des événements en Algérie. Il a donné ! Il s'en est sorti « vivant » en somme. Là-bas, ça continue. Pas en Indo. Non. L'indo, c'est fini. Mais en Algérie, oui. Et même cela s'amplifie. Cela s'amplifie, oui, mais sans lui. Que cela bouffe donc d'autres hommes ! Et des jeunes et des vieux. Ainsi que des femmes et des enfants bientôt. Un peu déjà. Broyés. Il sait, Albert, il sait. Il en a vu, des choses. Oui, bien des choses ! À se demander, comment il va pouvoir s'en remettre ? D'autant que des choses, des horreurs, il n'en a pas seulement vu, il en a fait ! On lui en a fait faire !

Il se tait.

Ces choses, ces horreurs, c'est à Albert, qu'on les a fait commettre. Pas à Joseph.

C'est pourquoi dorénavant il sera Joseph. Joseph Kélard. Qui a bien mérité de la patrie.

Mais qu'elle se démerde sans lui, maintenant, la patrie !

Bon, ne pensons plus à tout ça. On en a terminé, avec ça. Du moins... On l'espère.

Bon. Allez ! C'est la quille ! Faut se distraire...

Merci chère tante. Merci Cousine. Paris, c'est une sacrément bonne idée. Pour se refaire une santé. Mentale. Morale.

Avant le retour à Voiron. D'un certain Albert Joseph Louis Kélard. Dit Joseph, depuis qu'Albert est mort sous les drapeaux. Peaux ; peaux ; peaux ; peaux ; peaux…

 

Allant, de ses pensées, certaines de ses pensées, qui le tirent au roc et l'y fracassent obstinément, sans se lasser, comme les femmes-poissons, un certain Ulysse, de ce qui se joue, là, à quelque cinquante mètres, sur la scène, c'est un jeune homme brisé qui tente d'échapper au cinérama vicieux où son cerveau lui joue, quant à lui, des tours à sa façon, dans ses circonvolutions. Dans son cercle. Des rizières pourries de sang, de panses éventrées, de boyaux dégorgeant, se mêlent aux rochers des Aurès où, têtes enturbannées roulent comme pierres, jusqu'aux pieds d'un sergent hilare. Les pales d'un hélico font flap ! flap ! flap ! dans le ciel de la jungle ; dans ce carré bleu ouvert dans l'océan de vert sombre où règne le lancinant bzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzz des moustiques. Peur du palu ? Mais non, t'es con : t'es vacciné, hé ! Souviens-toi de la belle infirmière. Vous alliez en rang d'oignons, jusqu'à la seringue. Elle te dit : « Bonjour. Oh mais quel âge avez-vous donc ? Vous paraissez si jeune... » Tu en eus le souffle coupé. Et par la beauté ; et par la femme. Tu rougis. Tu sentis que tu avais rougi. Tu savais ça : ton émoi te rendait écarlate. Ç'avait toujours été ainsi, jusqu'à ce jour de la grande parade médicale militaire. Et tu eus honte ce jour-là. Honte d'être ému. Et que cela se vît. Ignorant alors, qu'un jour futur, tu n'aurais plus ni honte, ni émoi. Rien ! Plus d'émotions. Rien ! Sauf à blêmir quelquefois sous les coups d'une certaine extase. (Ce serait dans longtemps, quand ton cœur aurait fermé ses yeux à la lumière, dans une quelconque cave, dans les faubourgs d'Alger, en un temps électrique.) Pour l'heure, tu es tout nu encore. L'on veut dire : « sans défense ». Et de fait, tu n'as nulle armure. Tu réponds en bredouillant : « 17 ans, madame. » La madame a un petit, tout petit rire, d'un instant. Puis elle te sourit pleinement : « Pas “madame”. Mademoiselle ! Et je m’appelle Marceline. Mais dites-moi ? Que faites-vous ici, à 17 ans ?! Vous devriez être au Lycée ; non ? » Tu retrouvas tes moyens. À peu près. Tu repoussas le trac. N'en resta qu'un zeste, qui te fit baisser les yeux face aux yeux si bleus, si féminins. (La femme, tu ne connaissais pas encore : tu connaîtrais bientôt - dans un bordel, près de Saïgon.) Tu répondis : « Oh, c'est une longue, longue histoire, mademoiselle. » Visiblement, tu lui plus. Il faut dire que tu étais fort beau garçon. Avec cet épi d'or qui rappelle les anges. (« Ma ! che bello ! », entendis-tu quelque jour, en Italie, où Tantine et Cousine t'avaient emmené en vacances. « Ma ! che bello ! ». C'était, deux ans auparavant à peine : une éternité ! Si tu as encore ce jour en face de cette bella donna qui te « donne le vaccin » comme on « donne un baiser », l'air gauche d'un puceau tout frais émergeant dans un monde d'hommes (s'il en est - la guerre que tu vas faire ô jolie chair à canon), deux ans plus tôt, en Italie, tout bronzé et blondi, tu avais presque l'allure d'un putto ma foi. Presque encore un enfant. Presque...

  « Au revoir mademoiselle.

- Marceline.

- Au revoir, Marceline.

- Au revoir. Eh ? Comment vous appelez-vous... ?

- Albert, mademoiselle.

- Marceline !

- ...

- Et bonne chance, Albert. »

Derrière toi, dans la file, on s'impatientait. Bien des soldats voulaient être « piqués » par cette beauté brune, à la bouche rouge, aux yeux quasi bleu marine, plutôt que par le gros lieutenant de l'autre file. Mais quand vint leur tour, ils n'eurent droit qu'aux gentillesses d'usage dues à qui va risquer sa vie pour la France ; à un sourire convenu. Cela ne t'échappa pas, quand tu regardas derrière toi. Et même que toi, bien qu'au loin maintenant, tu eus droit à du rab. Oui, le plus beau et le plus sensuel des sourires féminins qui soient. Avec en plus, un petit éclat de larme, là, au coin de l'œil. Comme une perle qu'on t'adresse. Ou... comme un adieu de la femme au jeune homme encore « innocent ». (Elle savait peut-être, elle, Marceline, ce qu'il en était des destins de ceux qu'on envoie chez les Viets. Ce qu'il advient, quand on tue. Comment l'on transforme un ange en démon. Même un petit angelot. Elle en avait sûrement vu revenir, de ces jeunes hommes à demi-fous. Imbibés d'alcool de riz.)

Toi, tu garderais longtemps cette image-là, de cette femme-là, gravée mieux qu'une photographie, dans ce qu'il te resterait de cœur ; plus tard. Tu la garderais toujours, en fait. Mieux qu'une « assurance-vie » sous la mitraille. Sous le feu roulant des mitrailleuses, ce ne seront pas les portraits de Tante et Cousine qui te raccorderont au monde de « l'arrière » comme on dit, au monde des vivants, mais bien plutôt celui de cette infirmière que tu vis... quoi ? oh... l'espace de cinq minutes ? ; bon... disons dix minutes. Un moment fugace, oui ; mais d’une intimité perforante, si l'on peut se permettre l'audace d'une telle expression.

 

Elle s'en va. Devant toi se marrent coqs et poules. Poules et coqs, de la Gaule ! La Gaule au nom de laquelle tu tranchas dans le vif. Tant de fois. Au nom de laquelle tu fus tranché à ton tour. Un peu. On te recousit. Et te renvoya au combat. Là-bas, tu eus 17 ans. Puis, 18... Tu devins un enragé. Au nom de la Gaule. Et des Gaulois. Des Gauloises. De ces poules et de ces coqs-yé ! Ouais. De ceux qui sont ici. Ces « planqués ». À se tordre. À se pisser dessus ! Et tout ça pourquoi ?! Pour cette gaudriole ! Et tout cela te fait remonter au gosier tes copains de chambrée. Parce que, oui… Tes copains… Pouah ! Leurs blagues salaces à souffrir. Leurs gaz en souvenirs. Les pétarades. Par-delà les incendies de villages - par bombes incendiaires larguées, ou par la rudimentaire allumette sur les toits de paille ou de feuilles séchées (ça marche pas mal aussi). En plus de quelques civils à embrocher au schlass ou à la baïonnette : comme en 14 ! hardi petits ! ; de jolies ou moins jolies petites Viets à violer par ordre express du commandant, ou bien, plus banalement, parce que le bordel de campagne de l'armée n'est pas arrivé jusque-là : ce trou du cul du monde perdu au fin fond de l’Indochine ! et que l'on a des envies pressantes à satisfaire, de l'ultra-stress à évacuer par de l'ultra-sexe ! (Sauf que toi, si tu trucidas, maintenant, avec la gueule ouverte, bien ouverte, en un large, large bec afin de bien beugler... quand c'est à l'arme blanche que l'on doit envoyer les faces de citron ad patres : il paraît qu'un cri primitif qui vous sort des tripes, ça aide à faire jaillir les tripes des faces de citron, ou à les saigner comme des cochons, gorge tranchée. Il paraît. Donc, si ces fois-là, comme tes camarades, avec dextérité à présent, tu tuas, Albert… Si tu tuas, tout ce qui peut se tuer. Quasiment. Par contre, à ce moment-là encore, tu refusas de violer. Quand bien même les autres soldats te pouvaient traiter de « petite fiote », de « pédé ». Tu n'allas pas au secours des violées toutefois. Tu ne tentas rien pour empêcher qu'elles le fussent. Violées. D'ailleurs ça n'aurait servi à rien. Tu n'aurais rien pu changer au cours des choses. Tu n'aurais rien pu sauver, non. « Fors l'honneur », comme a dit François 1er après la défaite de Pavie. Hormis l'honneur. Ton honneur. Mais tu n'es pas un héros, ça se saurait. Et... tu n'en serais pas revenu ! Pas revenu sauf.

Bref, en plus de ces saloperies, ces horreurs ordinaires, loin du front (où c'est une armée contre une autre, un guerrier contre un autre), en plus de ces saloperies dites de représailles, ou d'avertissement, à commettre (« sans gloire »), il te fallut, ô Albert, subir le feu nourri, le soir venu, dans la piaule, des concours de pets (de haute volée) et de vesses (de basse extraction) à en faire tomber les mouches (mais pas les moustiques : pas à quelque odeur de merde bien sentie près, eux !). Et subir l'infamie du verbe glauque. Tu pus parvenir - force alcool de riz dans le sang - à donner, sans plus vomir désormais, la mort. La mort ! Tu pus même parvenir - force alcool de riz toujours -, mais non sans trembler d'effroi quand même un peu en cette circonstance (bien qu'on dise que l'effroi, parfois, l'effroi de cette sorte on veut y insister, aurait un goût de montagne russes : un goût de revenez-y en quelque sorte), à t'élancer dans la ligne de feu de l'ennemi (à condition de hurler comme un possédé, bien sûr) ; au coup de sifflet ! Comme ton père ! À Verdun… En 1916.

Mais jamais ! cependant, jamais ! jamais ! tu ne parviendras, toi, en plus de quatre ans d'armée en tout, quatre années de guerre : depuis l'Indo jusqu'aux premiers épisodes de ce que l'on nommerait - bien plus tard : dans les livres d'Histoire – « La Guerre d'Algérie », à supporter l'ambiance des chambrées. Quand l'homme de troupe se repose. Pouah !

 

Or là, dans ce théâtre ! Là dans ce théâtre justement… Oh ! ce théâtre ! Pouah !

Ce théâtre ! Où Tante et Cousine t'accompagnent, l'une et l'autre assises sur chacun de tes côtés, là, dans ce théâtre où elles t'ont entraîné pour te faire oublier un tant soit peu tes soucis, avec un spectacle : « drôle à mourir », t'a assuré Cousine - la plus au fait des deux, de ce que l'on donne de plus rigolo dans les théâtres parisiens, de moins prise de tête - ; parce que, elles pensent... On le leur a affirmé à l'hôpital, quand tu fus renvoyé d'urgence en métropole après ton…, ta…, euh… Cette crise de… Comment dire… ?

Bref, on a été catégorique : « Repos, repos ; distractions, distractions… »

Par conséquent, elles pensent, ta cousine Françoise, et sa mère : tante Yvonne, que du léger, léger, qu’un bon vieux vaudeville par exemple – quoi de mieux ? -, c’est le meilleur des remèdes pour apaiser ton âme – dont un professeur de la Faculté a dit qu’elle était en plein désarroi, que c’était un peu normal après toutes ces… 

« Enfin, je ne sais pas exactement mesdames, ce qui… ? Toujours est-il, que c’est un cas typique de trauma extrême. On connaît cela, oui. C’est fort bien expliqué par les études psychiatriques que l’on a dues effectuer en grand nombre après La Grande Guerre, La Première Guerre Mondiale je veux dire. Mais ne vous tracassez pas outre-mesure. Albert ne présente aucun des symptômes neurologiques irréversibles qui ont été décrits dans ces études-là : nul tremblement intempestif par exemple. C’est pourquoi, dans ces circonstances, nous nous contenterons de prescrire pour votre parent, simplement « de grandes vacances apaisantes ». Pour l’instant, en tout cas. Si cela devait s’avérer in fine… disons « insuffisant » n’est-ce pas, eh bien ma foi, nous aurions tout le temps d’aviser, mesdames. Il faudra peut-être alors, en cas de résistance pathologique tenace, songer à envisager une observation en milieu hospitalier. Voire, en ce cas – mais il n’y a pas urgence, je le répète -, penser à mettre en place un protocole adapté aux éventuelles conclusions de nos excellents cliniciens.

Mais selon moi, mesdames, je suis presque certain, au vu de ce premier examen approfondi du patient, qu’une longue convalescence - à condition d’éviter le plus possible le mauvais stress, bien sûr - devrait… peu à peu… ramener votre Albert dans la voie d’une guérison complète. Un retour à la vie normale, me semble, je dis bien me semble – la médecine n’est hélas pas une science exacte, mesdames -, tout à fait possible. Et même probable.

Mais il vous faudra faire montre de beaucoup, beaucoup de patience, mesdames. C’est LE TEMPS qui est notre allié. Toujours. C’est sur lui, LE TEMPS, que l’on doit compter pour panser nos blessures. Et plus encore en ce qui concerne ce type de grands traumatismes là.

Voilà…

Ah ! Aussi, mesdames… Comme ce « retour à la vie normale, il n’est pas sérieux de l’espérer dans l’immédiat, et puisque Albert a été réformé, je ne saurais trop vous conseiller, par ailleurs, de faire une demande auprès des autorités compétentes afin d’obtenir une pension – oh, une petite pension : il n’est pas vraiment invalide, n’est-ce pas, ce garçon. Et c’est heureux !

Enfin… Cela pourrait mettre un peu de beurre dans les épinards. Mais je ne promets rien pour la pension, mesdames. Bien sûr. Tout ce que je puis faire, quant à moi, c’est de vous aider en appuyant cette demande par un certificat médical en bonne et due forme. Le reste, ma foi, n’est pas de mon ressort. Vous savez, avec l’administration, il ne faut pas être trop pressé. Toutefois, insistez, insistez, mesdames. Vous obtiendrez peut-être, à force de patience obstinée, un petit quelque chose.

Bien. Je vais devoir conclure, mesdames ; si vous le permettez.

Hé, j’ai eu plaisir à votre compagnie ; mais le devoir m’appelle.

Cependant, avant que l’on ne se quitte, je tiens à vous le redire : pour votre Albert, je suis résolument optimiste. Résolument. Et raisonnablement. Du fait (et du haut) de mes nombreuses années d’expérience.

Oui. En ce qui me concerne, moi, dans le champ de ma compétence propre, c’est-à-dire sur le plan médical évidemment, je vous fiche mon billet que les manifestations pathologiques d’angoisse, voire de panique, et autres troubles de l’humeur que vous avez pu constater chez le sujet… euh… chez votre neveu et cousin, mesdames, finiront par s’estomper. Pour, un jour, un jour, vraisemblablement, disparaître complètement.

Allez va… je tiens le pari !

Et… J’espère vous avoir rassurées, mesdames. »

Tiens donc ! Si c’est avec ces histoires de traumas occasionnés par le Premier Conflit Mondial qu’il croit les avoir rassurées, ce bon docteur Barnier, il se met le doigt dans l’œil !

Car ce qu’il ignore – et l’on se garda bien de le mettre au parfum, non mais ! (: « hé ! pour que cela s’ébruite ?!, ho ! tu nous as bien regardées Bonhomme ! ») -, c’est que, à l’heure qu’il est, le propre père, le papa d’Albert, croupit dans les geôles d’un asile d’aliénés, des suites – justement ! - de la guerre dite de 14-18. Il s’y meurt, dans ce mouroir, jusqu’à ce que mort s’ensuive !

Ah, le pauvre, pauvre Maurice ! Ce si bel homme, avant-guerre, si élégant et raffiné ; tellement, qu’avec ses moustaches admirables : en croc, il les faisait toutes se pâmer, les jeunes femmes, toutes alanguies… toutes à soupirer, énamourées, s’abandonnant avec l’espoir de les décrocher, ces crocs en forme de lune, afin d’être l’élue de son cœur. L’élue de son cœur, ce serait la bienheureuse Thérèse. La sœur d’Yvonne. Par toutes, toutes, enviée. Pas de plus beau parti, dans toute la contrée, qui fût.

Mais à peine les cloches de la noce eurent-elles sonné… Que retentit le tocsin ! Un tocsin funeste : la guerre !

Maurice, contrairement à tant de ses camarades, en revint. Fut-ce une chance ? Ça ?!

Il en revint Grand Blessé. D’un éclat d’obus en pleine tête. Le ventre transpercé par deux baïonnettes boches, l’ayant laissé pour mort dans la boue. Et, afin de bien enfoncer le clou, copieusement gazé il fut, Maurice Kélard. Tout tartiné de moutarde qu’il fut, le Maurice !

Dans ces conditions, que croyez-vous qui regagna ses pénates, son foyer, les bras de sa douce aimée : sa fiancée presto épousée avant le premier coup de canon ! sonnant la fin de la lune de miel ? Oui, que croyez-vous, qui frappa à la porte de la (encore) jeune maisonnée Kélard… ?

Une bête, ou un homme ? Hein ? À votre avis, Professeur Barnier ! Et… À votre avis, à vous autres, sœurs et frères humains ! Dites ?!

 

Au moment d’où l’on parle, là, dans les années 50, ramassant Albert à la petite cuiller, l’on ne peut s’empêcher de penser à Maurice, son petit papa à Albert, qui « bavouille » encore à l’asile pour malades mentaux. Il étincelle encore, à cette heure, d’un reste de vie. Le dément Maurice ! Mais personne, ne le regrettera, ce pauvre fou. Dont on prétend qu’il fut responsable du décès prématuré de la ô combien regrettée quant à elle, Thérèse. Il lui en tant « fait voir », à la malheureuse jeune femme. Prenant crise de démence sur crise de démence ! (Et qu’importe si cela fut au nom de la France !) Non. Personne ne le regrettera, ce diable ! Personne. Hormis le plus jeune de ses fils : Joseph.

Albert ! Mon Dieu ! Pourvu que. Pourvu que point le même film ne recommençât ! Comme une mauvaise blague ! Pourvu !

On ne peut s’empêcher de craindre le pire, évidemment, malgré les paroles encourageantes du Professeur Barnier.

Déjà qu’Albert fut un enfant difficile. Marqué par son « histoire de famille ». Maman morte ; si jeune alors ! Si bien qu’il ne l’a pas connue en somme : il était si petit ! Si bien qu’elle, Thérèse, ne l’a pas connu non plus, elle ! la mère ! son petit dernier. Elle l’a mis au monde, certes. Mais dans la foulée de l’accouchement, elle n’a plus quitté le lit. Asthénie paroxystique. Tuberculose galopante. Et pour finir… fatale !

Des mois d’agonie. Sans un regard pouvoir porter sur son enfant. Trop là-bas, déjà.

Albert, orphelin de mère ; si l’on peut dire, du vivant même de sa maman. Enterrée vivante, dans les draps de son lit. De son linceul, dont elle ne sortirait que pour aller en terre. Bientôt…

C’est tante Yvonne qui dès son aube, veillera sur les jours d’Albert. Désormais.

Son père ? À Albert ? Déjà parqué !

Beau programme, non ?

 

Yvonne ? Nous ne raconterons pas sa vie ici. Ce n’est pas le lieu. Et nous n’en n’avons pas la place. Ni ne dirons – ici en tout cas – rien de son veuvage. Ni le pourquoi. Ni le comment. Et le quand, pas davantage.

Pas de remariage, c’est tout ce que nous concéderons à sa biographie.

Ah ! Aussi, bien entendu – comment faire autrement ? : ajouter qu’elle a une fille unique. Avec laquelle elle vivra jusqu’à son dernier souffle. Une fille célibataire jusqu’à la fin. (À l’époque, on disait : vieille fille.) Françoise est son prénom. Elle a seize années de plus que son jeune cousin orphelin.  

C’est ainsi qu’Albert aura deux mères de substitution. Deux mères ! Pour le meilleur ; et pour le pire. (N’est-ce pas Sigmund ?)

Deux mères ; et… le fantôme de son papa ; qu’il sait – à sa plus grande honte : la honte que lui ont transmise, ses deux mères – hanter quelque mouroir quelque part. (On aurait eu envie d’écrire plutôt : « hanter quelque manoir ; quelque part ». On aurait eu bien envie. Oui. Mais un narrateur n’a pas le pouvoir – ni le droit – d’enjoliver les choses. Il narre, il narre, l’homme à la plume-charrue ; là, où le sillon l’entraîne.)

 

 



 

3

 

Rien qu’un œil sur « la purge de bébé ». Et puis vlouf !

...Jusqu’à ce qu’il soit court-circuité pour de bon !

Le rire impur des acteurs se mêle au purin, dans les sillons ; avec des caillots de sang flottant. Aux gourdins, Citoyens ! ; c’est la purge Finale !

 

Après quelques cadavres entrés vivants dans la baignoire. Quelques cadavres qu’il laissa, bleus, rouges, violets, verts, jaunes, noirs, à flotter dans leur bain. Où glougloutent un peu de sauce et des sentiments perdus à jamais pour le genre humain. Qu’il laissa à flotter, lui ce vieillard de vingt années et des poussières, perdu lui aussi pour le genre humain. Tandis qu’un vivace nu à la peau flapie d’avoir trop stagné dans les eaux sales, knock-out lui depuis trois bons quarts d’heure, était toujours inlassablement cogné à coups de poing puis de barre de fer : « Mais parle ! Vas-tu parler, bon Dieu ! Parle donc ! Macaque ! Parle ! Parle !... Macchabée ! »

Tu ne crois pas si bien dire, jeune vieillard : il te claque dans les doigts celui-là également. Et il ira à flotter avec ses congénères cadavres fraîchement cadavrés.

Il porte encore à la pointe des seins, au bout du sexe, et de tout ce qui se peut pincer, d’étranges pinces à longs fils électriques, reliés à la batterie d’un bien curieux vélo. Un « Poulidor » frénétique y sue sang et eau à pédaler dans la choucroute, sur ce vélo qui ne va nulle part. Est-on à proximité d’un vélodrome ? Non pas, non. On est dans quelque bas-fond, à deux pas de la Casbah.

 

Tu n’en peux plus. Tu es vanné. Vraiment. De tant cogner. Tu as bien besoin toi aussi – et pourquoi pas ? - d’un repos bien mérité. Tu t’assieds sur le rebord de la mini-piscine, vaste cocotte-minute… où barbotent ceux qu’on a vus entrer dans ce récit, pour la plupart… les pieds devant. À iceux, tu tournes par conséquent le dos. Et tu fumes ! Tandis que ton servile sbire de la Question pédale comme un dératé - pédale pour EDF ou quoi ?! Le front bas, il se défonce, ce monsieur cent mille volts. Il veut… arriver premier sur le podium ma parole ! Il n’a d’yeux que pour le maillot jaune, on dirait ! (« Vas-y Poupou ! Vas-y !!! ») Il n’a pas un seul regard pour les abonnés au gaz et à… hem, hem, ce « Poulidor-là ». Aucun. Ni à toi d’ailleurs, toi son caporal bien-aimé… qu’il veut à toute force satisfaire.

Et toi ? Toi… ? Tu n’entends pas le sifflement de la cocotte-minute qui se met à enfler…

Tu tires sur ta clope. En attendant la prochaine charrette. Tu t’oublies dans la fumée bleue de ta gitane. Sourd au cri de la vapeur dans la soupe des Maures !

Sauf que le tout dernier des humains que tu as envoyé rejoindre Allah, se rappelle brusquement à ton bon souvenir ! Alimenté qu’il est par la véloce bicyclette de « l’ultra-poupou-de-service », zélé, à qui tu n’as pas donné l’ordre de stopper là. De descendre de selle. Oh, un instant seulement. Pour souffler un peu lui aussi. Bref, de te rejoindre afin de lui aussi en griller une. Non ! Ce vélocipédiste fou en conclut (dans la mesure où il « pense…e…rait » : on dit cela, mais là, bien sûr, on s’avance sans preuve aucune), en conclut, disons, qu’il doit attaquer – tel Bonaparte, mais en pédalant – le Grand-Saint-Bernard !

Alors, en un sursaut soudain de bien trop de volts que la mort n’en peut digérer, ton plus récent cadavre, enluminé mieux qu’un sapin de Noël : épouvantail, pantin, mannequin désarticulé avec des yeux horribles lui sortant des orbites et la langue vrillée en queue de cochon violacée hors du bec mort d’oiseau empaillé sans plus aucune dent ne lui restant - ou peut-être, vaguement, un reste de chicot, là, devant, tu vois ?, là… - ; alors, ce mort-ci, ce vengeur, se redresse par miracle de dedans son tombeau d’eau, d’un seul bloc, d’un seul ! ; et derrière toi… S’abat sur toi ! Lourd et mou. Ou entamant à peine sa raideur cadavérique. Oh, à peine…

 

Un hurlement inhumain se fit entendre jusqu’à la Casbah.

Un masque-fanatique-sorcier s’effondra.

Tu fus – enfin… ? – perdu à toi-même, soldat dévoyé.

Tu fus – enfin, qui sait ? – rendu à ta condition chétive.

Avec un poids d’homme seul dorénavant, proprement insupportable.

Et tu n’avais que 20 ans ; et cinq mois.

Le pin-pon. Les urgences psychiatriques de l’hôpital militaire d’Alger. Puis le rapatriement. Sanitaire. Sur le sol métropolitain, un nouvel hôpital militaire. Pavillon N. Tante et Cousine qui accourent. Qui à peine te reconnaissent. Où est-il, l’angélique ?! Qu’est-il devenu ? Qu’en avez-vous fait ?! Messieurs !!! « Pauvre, pauvre, pauvre Albert ! »

  

(« Ah ! si vous pouviez deviner… Ô chère Tantine et chère Françoise. Ce que votre Albert a fait. Là-bas… Vous ne me plaindriez pas tant ! »)

 

 

 



 

4

 

Et nous revoilà au théâtre.

La pensée de Joseph – exit Albert ! – souvent vole. Bien loin des « purgatifs pour bébés ». Bien loin aussi des glouglous des dindons.

Nous sommes en 1955.

Quand il fut Albert… Joseph se souvient, oh à travers un voile, protecteur sans doute, de quelques-uns des crimes ignobles commis par Albert. Commis, au nom de la Patrie.

C’est tout comme un puzzle. Ça se décompose. Se désagrège. Les vides sont de plus en plus remplis par de violentes migraines. Ou autres désordres. Dans les synapses par trop engorgées. Des crimes atroces perpétrés par Albert.

Albert, cet ange quasi, de dix-sept années au compteur en l’an 1951. Date de son engagement militaire. Volontaire ! (Pour… « fuir… »)

1951. Et illico presto l’Indo ! Ça vous forme la jeunesse, les voyages ; à ce qu’on prétend.

Tu parles !

1951. C’est aussi, quand même, la rencontre avec la si belle infirmière. Vaccination ? Ouais. Mais pas que contre le palu. Non. Pas que !

S’il y a bien une toute petite, petite, petite parcelle d’humanité – comme on nomme non sans arrogance pour notre espèce cette propension à l’empathie – à avoir été préservée en Albert, c’est à n’en point douter à Marceline qu’il la doit : le respect de la femme.

Jamais il n’aura touché à un cheveu d’une femme, pour lui faire du mal.

Même avec les putains professionnelles, qui l’ont déniaisé à Saïgon, puis qui l’ont cajolé jusque dans les campagnes – aux bordels ambulants -, quand la troupe était en mission spéciale, il s’est toujours montré attentionné. Toujours.

C’est qu’il avait l’effigie salvatrice de Marceline dans son cœur. Quand bien même ç’aurait été la part minuscule restant dans le cœur de qui se serait déjà transmué en monstre. Un monstre parmi des milliers de monstres d’ailleurs. Uniformisés. Mais un monstre quand même. Dressé à cela. Pour cela.

Ange s’étant, nonobstant, laissé envahir, par la pieuvre. Laveuse de cerveaux !

À part les femmes, donc – et aussi, les enfants -, il sera, ou plutôt… sera devenu… sans pitié aucune. Aucune ! Et pas en cinquante ans. En quatre ans ! Viets. Fellaghas. « Enturbannés ». Jaunes. Bougnoules…

Ah, Marceline ! Pourquoi ton aile ne s’est-elle pas étendue plus loin ! Et plus large ! Marceline ?

Et puis, bien sûr, ton beau sourire n’a été d’aucune efficacité sur les crimes des autres soldats. Les camarades d’Albert. Eux, ils ont souillé la femme ! Souillé son corps ; et bien pire ! Oh, oui ! Et même… la femme toute petite ; prépubère ! Et… les petits garçons ; également. Parfois… Fumiers !!!

Et cela, sous les yeux d’Albert. Qui n’en pouvant mais, s’en lava les mains. Comme un certain Ponce Pilate.

 

(Il regarda ailleurs ; quand cela lui fut devenu insupportable. C’est tout.)

 






5


Le rideau rouge vient de se déposer. Ce n’est pas trop tôt. (« Quelle merde ! cette pièce ! ») Mais tout autour de Joseph, le spectacle ne cesse. Ne cesse ; ne cesse ; ne cesse. Au contraire. C’est le délire ! Et Cousine et Tantine – ces moyennes bourgeoises qui se prennent pour des Grandes, avec leur fatras de bonnes manières, leur multitude de petits patins afin de ne pas user le plancher de chêne du bel appartement qui est le leur, en plein centre de Voiron -, et Cousine et Tantine… qui rient ! À gorge déployée ! Çà alors ?! Qui se rouleraient par terre (pour peu qu’il y eût de la moquette propre : on veut ajouter, javellisée !).

 

L’aura d’une migraine qui viendrait à poindre ? Ouh là ! Ou pire ? Ouh là là ! Cela papillonne de dix mille esquisses de papillons, soudain. Dans les yeux, c’est tout papillotant ! Joseph en a le souffle bloqué là en pleine poitrine. Il étouffe. Et dégouline d’une petite eau salée par tout le corps. Son corps. Et c’est la crise, ça y est ! Oh, la petite. Mais quand même. C’est au-delà de l’angoisse. Si ce n’est encore la panique pure et dure. Toutes ces plumes, oh Dieu ! Cette masse gallinacée. Et il tourne. Et ça tourne. Tout ? Tout serait donc gallinacé ? Voire porcin ? Tout, ici ? Son œil plane, affolé ; cherche, la bouée. La planche de salut. Et… là ! Elle est… là ! Là-haut ! Au… poulailler ! C’est une jeune fille. Belle, d’une beauté qui lui rappelle Marceline. Elle n’est pas de la foule des hystériques qui se tapent sur les cuisses. Ou qui dressent leur cul – comme poules et coqs perchés sur leur tas de fumier ! Elle n’en est pas !

 

(« Ohé ! Marceline ! Au secours ! Marceline ! Sors-moi de ce bourbier ! Marceline ! Fais entendre tes pales : flap ! flap ! flap ! ô hélico ! Viens me prendre ! M’enlever ! M’envoler… loin de cette jungle ! De ces cacatoès qui grouillent ! De cette armée qui m’assaille ! De cette armée de singes ! De Viets ! À peau de porc de Fellouzes ! De cette foultitude de zombies qui jaillissent des baignoires au jus tout d’éclairs électriques ! Ces morts-vivants sans gêne ! Sans plus – ou à peine… - de gégène ! Ces corps nus en colère ! Bien que morts. Qui se vengent ! Et me grimpent ! S’abattent sur moi ! Ohé ! Marceline ! Aide-moi ! Ici, ça sent la mort et la pisse et le caca et le vomi et le brûlé : l’odeur âcre de la chair brûlée, oui ! Par la foudre électrique et le soufre des bombes ! Diable ! Voilà l’eau stagnante au rougeoiement… si beau, naguère ; si laid, depuis… dans mes cauchemars éveillés ou de nuit. La rizière m’aspire, qui veut me noyer ! Au secours ! Marceline ! Fais entendre ton flap ! flap ! flap ! bel hélico ! C’est la mousson ! qui s’érige en armée de démons à faces de citrons ! aux corps enflammés par l’incendie des villages indochinois ; c’est le vent du désert, le sirocco ! qui arrache peaux et rochers dans les Aurès ! où sont des soldats maures crucifiés ! sans oreilles, sans nez, sans sexe, et sans yeux : tout n’est plus qu’excavations ! dans ces bougnoules suspendus ; qui n’ont plus de langue non plus ! Et plus de dents. Et qui pourtant me mordent ! Et… Oui, se vengent ! Ô belle et rédemptrice Marceline ! sauve-moi !»)

 

Le contact se fait. (« Oh, qu’il est beau ! »)

Francine sourit tellement fort à Joseph, ce jeune homme noyé dans la foule grossière qui éructe et se tortille en pétant tout son saoul, ce jeune homme tel qu’un dieu à la surface de flots peu reluisants, qu’une armure flambant neuve lui pousse ! ainsi que des ailes nouvelles d’ange ! ; à celui qui sombrait.

Le revoilà à l’air pur. Tout s’efface : plus de Viets, de Fellaghas, de zombies des caves à deux pas de la Casbah. Le calme enfin. Plus de caquètements. Plus aucun. Seul le cœur de la jeune fille du balcon (telle qu’une Juliette au pays du Boulevard) qui se fait entendre désormais. Jusqu’à l’orchestre. Pour lui. Joseph. Rien que pour lui.

Le spectre de la crise s’enfuit, flap, flap, à tire-d’aile.

C’est le coup de foudre.

Oui là ! Au royaume du vulgum pecus.

 

Comme quoi ! Même dans l’auge à cochon, l’on peut trouver les plus mirifiques des truffes !

 

Et Francine ?

Eh bien, elle l’a sa grande Histoire. Elle l’a son grand Récit. Elle l’a son Haut-Théâtre !

À cet instant, c’est du Shakespeare qui se joue, ici. Tout là-bas, il y a Roméo. Sous son balcon.

 

 



 

6

 

Quand ils s’extirperont à leur tour, ces deux-là, ils n’auront qu’une idée : dans la marée humaine où l’on est serrés comme des sardines, se trouver !

Et peu importe ce qu’en pourraient dire d’un côté, Tantine et Cousine ; de l’autre, papa et maman et les trois sœurs !

Et ils se trouveront. Se reconnaîtront comme l’anneau et le doigt. Impossible d’aller contre ! Aucune force ne pourra s’y opposer. Non ! Elle essaiera, cette résistance des familles. Mais en vain.

 

 

 



 

7


Voiron et Flavert, dans les environs de Bourg-en-Bresse, ce n’est pas si loin.

On se fiancera dans les formes. Et l’année suivante, l’on se mariera.

Le plus beau des mariages jamais vus, tant chez les Sausset que chez les Kélard. Le plus beau !

Du plus bel amour qui fût entre deux jeunes gens.

Chaque humain rêve d’un tel amour éternel.

Oh… ne serait-ce que le temps que met la Terre à tourner autour du Soleil au gré d’une vie d’homme et d’une vie de femme.

Une union promise pour mille ans ! Jusqu’à la fin des temps !

Et au-delà : après l’Apocalypse !

 

Hélas, en ce qui concerne Francine et Joseph ça ne serait pas long avant que tout s’effondrât du rêve d’amour éternel : juste le temps que la Terre fît un tour autour du Soleil.

Un seul tour !

Après, commencerait l’enfer sur Terre. Dans le tout jeune ménage Kélard.

Le pourquoi ? Oh, il est bien trop complexe pour vous être explicité ici, chers Lecteurs.

L’on se doute un peu cependant que les démons de la guerre, n’y seront pas quantité négligeable. Et que Francine, eh bien, ne sera pas tout à fait la Marceline qu’Albert/Joseph (ou l’inverse) avait espéré…

 

Mais un tour autour du Soleil, cela aura toutefois suffi pour mettre au monde le bijou ; le seul dans la portée Kélard : Anne-Émilie ! L’aînée de la fratrie à venir. La seule à briller telle une étoile. Vlouf ! Ouf ! Juste à temps ! Comme la comète. Et ce rien que le temps d’une seule révolution de notre planète autour de son astre de feu. Le temps d’un printemps ; d’un été ; d’un automne ; et peut-être encore, le temps de quelques flocons.

 

Après… ? Après, ce ne serait que grisaille. Tout ! Et les marmots qui suivront ; et puis la vie quoi.

 


 



8

 

Maintenant, baissons le rideau si vous voulez bien…

 

 

 

 

 

 

  (Philippe Baudet, février 2011)