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lien vers : Tourbillon de mouches (version 2022)
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Dans la hotte du père Noël
Mercredi 2 février 2005. Moments heureux ? Il n’y a qu’à puiser dans la hotte du Père Noël.
2003. Nous partons en vacances en famille, Charles, Marion, Marie et moi. Nous avons pris la R25 pour plus de sécurité, car nous comptons bouffer des kilomètres comme on bouffe, gourmands, des rubans de réglisse délicieuse. Ah, la route et ses facéties, ses surprises : holà, regardez-moi cette colline-ci, on dirait un chameau ou quoi ? Et ces maisons qui défilent, ces prés, ces vaches que l’on zappe, pour un regard vers le ciel ou ailleurs : on a le choix des chaînes dans la bagnole ; à chacun la sienne. À chacun sa vitre. Il fait particulièrement chaud cet été-là. Très, très chaud. Nous, nous allons prendre le frais – souhaitons-nous -, dans les Vosges. Mais notre but c’est l’Alsace « où-y-a-Grünewald ». Colmar.
Puis, nous irons à Paris, pour rendre visite à Gérald, à Élodie et à Basile. Chez eux. Et puis à Hans Memling qui, lui, habite au Louvre. Hélas, nous n’aurons pas de temps pour te voir mon Nicolas cette année, petit Poussin Géant. Pas l’temps hélas : ce sera pour la prochaine fois. J’espère. À Paris, nous aurons peu de jours. Et au pas de charge ! Nous trouverons – il le faut – un moment pour embrasser Rafiq, et lui préparer, chez lui, ma spécialité-maison : spaghettis à la sauce bolognaise. Pour embrasser aussi les rues de Paris, en chantant comme d’hab’ : « Mangiare ! »
En attendant, nous sommes dans la voiture. Nous roulons, nous roulons. Je me sens bien. Sauf qu’il fait vraiment trop chaud. Putain de canicule ! qui brûle nos arbres. Pas de clim’ dans la R25. Seul le vent. Mais le vent est brûlant lui aussi.
Crédieu, quel cagnard ! Heureusement nous avons le bonheur pour nous. Ce n’est pas le feu du ciel qui va entamer notre joie. Qu’est-ce qu’il croit ce dieu-là ? Mais quand même, arrêts souvent. Arrêts pipi, arrêts café. Arrêts déjeuners.
Nous avons toujours aimé les voyages, Marie et moi. Avant les enfants, nous avions voyagé dans des conditions bien plus délicates. Ho, ho, les trains en Italie ; les trains pour Rome. Pas de TGV en ce temps-là. Des banquettes de bois. Ça cogne. Les rails. Les hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii des freins dans le fer. Puis : la Ville Éternelle ! Souviens-t’en Marie.
Oui mais fonce la bagnole ! pour, dans le soir prendre un zeste-citron, vitres ouvertes. Le cheveu vole. Nous arrivons dans les Vosges. La voiture grimpe par petites routes de montagne. Ouf, on sort de voiture. Les guiboles, hors de la bagnole ! Et fissa please ! Ça grince dans les genoux. Et puis ça se dégrippe. Une balade. Oh, c’est… On va où nous mènent nos pas : dans la forêt. Majestueuse de sapins. Dieu, cet air ici ! Ces parfums ! Un bain en quelque sorte.
Une balade avant même que de chercher et puis trouver un camping sympa où planter notre tente minuscule.
On savait qu’il pouvait faire frais, on l’espérait même. Froid non, vu l’exceptionnelle chaleur régnant partout. Froid ? Oui, la nuit, froid ! Il n’y a bien que là que… Hé ! Et nous, nous n’avons rien prévu pour une telle éventualité. Nous n’avons pas prévu de couvertures, pas de place pour elles dans le coffre. Quoi ? Ça t’étonne ? Et les vieux qui moururent comme des mouches ; tu ne t’en souviens pas ? Et le Pouvoir tout penaud décrétant « l’état d’urgence ». Et dans la foulée, le père Raffarin sucrant un jour férié « pour les vieux ». Ça ne te rappelle rien ?
Bref, pas de lézard, on dort tout habillés. Et c’est bien comme c’est.
Jeudi 3 février 2005. Moments heureux ? Pressons-nous le citron. Pressons la belle orange. Voilà…
Nous arrivons à Paris en ce mois d’août 2003. Nous y arrivons tout de suite après la canicule, ce qui est très bien pour nous. Nous y arrivons tout emplis de Grünewald, de son polyptique sis à Colmar : le retable d’Issenheim. Une véritable découverte. Je ne le connaissais, ce polyptique, qu’à travers des reproductions. Souvent, les reproductions ne rendent pas entièrement justice à l’œuvre originale, mais quand même, on peut s’en faire une idée. Et puis quelquefois on tombe sur d’excellentes reproductions. Elles font de leur mieux les pauvres. Elles y parviennent – cela arrive – à vous faire vibrer malgré tout. Je suis tombé « en amour » avec Nicolas et Johannes ; avec Michelangelo I (Buonarroti) et Michelangelo II (Merisi) ; avec bien d’autres encore ; tant et plus… longtemps avant que d’être présenté à la Belle ; avant que de me trouver face à l’œuvre originale. Enfin devant « la Source ». Qui, généralement, me stupéfia. Et l « amour » fut consommé. Comme quand, jadis, on présentait au Prince, l’image de sa dulcinée, avant qu’il ne la rencontrât « pour de vrai ». Parfois c’était l’emballement. Parfois le portrait l’emportait sur la femme de chair. Il m’est arrivé de voir des originaux qui me déçurent ; oui c’est arrivé. Quelqu’un me disait, il y a fort longtemps : la bonne peinture perd à la reproduction, la mauvaise y gagne. Il n’avait pas tort. Mais à ce point-là ! Je n’ai jamais été confronté à un tel gouffre séparant le vrai du « fac-similé », si l’on peut dire. J’en avais vu plusieurs pourtant des « duplicatas » de l’œuvre du « Maître de Colmar ». L’œil photographique m’avait toujours fait paraître Grünewald comme « secondaire ». « Oui, pas mal, me disais-je, mais enfin ça ne vaut pas Untel et untel et untel. » Comment vous dire ? Ça m’est tombé dessus comme la foudre. Ça m’a envoyé paître au Paradis. Mon Dieu ! Aucun mot. Rien. Ne peut traduire un tel choc. Poussin, malgré tout, j’avais compris son immensité en détaillant, dans les livres, ses œuvres difficiles – difficiles… au point de rebuter les « impatients ». Puis passée l’impression de froideur qu’on lui prête, toujours les impatients, coule déjà, là, par ces reproductions, le nectar dans les veines. Et à jamais. Les œuvres, les vraies, non seulement confirment, mais bien évidemment amplifient la vibration. On découvre alors, qu’il n’y a chez Poussin nulle froideur – même sublime - ; que c’est au contraire, ardent. Bref. Cette expérience : la rencontre portant à incandescence « l’entraperçu » je l’ai faite maintes fois. Mais là ! Là alors… Non, ça ne m’était jamais arrivé ça. Je crois. Cette lumière-ci ne se transmet pas de loin. Je ne crois pas à la Sainte Vierge bien sûr, mais si j’y croyais je pourrais vous dire : « J’ai vu la Sainte Vierge ! Ne manquait que la grotte. Et de m’appeler Bernadette. » Nous sommes restés scotchés… tout en tournant autour lentement – car il faut tourner autour de cette œuvre polyphonique en diable. Une musique de silence. Ah, et puis zut ! Vous n’avez qu’à y aller voir, par vous-même, si vous ne comprenez pas ce que je vous dis là. Se laisser pénétrer. Emplir. Et ça gonfle, et ça gonfle en vous. Je suis lyrique pensez-vous ? Trop ? Grandiloquent même ? Ah, pauvres de vous… « Laissez-là tout désespoir, vous qui entrez au musée Unterlinden de Colmar. » Déposez les armes et la raison et la mesure. Ou bien tant pis pour vous sombres crétins, vous qui mégotez avec vos émotions. Et tu vois, les mots n’ont plus leur place ici. Ceux de « l’explication de texte ». Ne reste que l’expression de la dé-mesure. Le sacré. Que vois-tu d’autre à mettre à la place pour traduire cela ô toi qui rêves ? Depuis, Grünewald s’est déposé en moi, à côté de Léonard, de Poussin, de Rembrandt, de Cézanne, etc. Et, avec eux, m’a habité de sa douce compagnie… jusqu’aux bombes de Brok-Trocard. Alors, Grünewald, Goya, Pablo et les autres se sont évaporés : ils n’avaient jamais existé !
Pardonnez cette parenthèse emphatique. Elle n’est pas ici pour rien, vous comprenez ? Elle est ici pour vous dire que quand nous arrivons à Paris, en ce mois d’août 2003, c’est totalement transformés ; pas que bronzés. Oui, car nous sommes tout bronzés aussi. Et je reprends maintenant le fil plus calme de mon récit, merci.
Nous parvenons chez Gérald et Élodie après nous être un peu paumés vers la fin du trajet. C’est très agréable de pourvoir se déplacer comme ça, en voiture, d’une région à une autre de la France. C’est très agréable, à Paris, d’être accueillis par des amis. Qui vous offrent gîte et couvert. Et bonne compagnie.
L’intensité du vivre. Encore un morceau ? Un peu plus tôt, dans les Vosges. Nous avons fait une chouette randonnée. Crevante. Mais super. Nous marchons tous les quatre, Marion, Charles, Marie et moi, en « sifflotant comme des pinsons », le pas ferme et assuré. Oui, même le mien ! Nos sens en éveil sont attentifs au moindre détail qui « brille » ; aux sons fruités que contient l’air que nous respirons, avides du bel oxygène. Des sons, qui parfois crissent entre un murmure et quelques battements d’aile. Ou bien, la voix mâle du vent qui fait gémir les cimes des arbres. Cette voix-là pourrait être un tantinet effrayante, la nuit, ici, seul, si, perdu. Mais nous faisons bloc dans la forêt vosgienne, nous quatre. Entre les bras chauds du jour. Et c’est bien. Nous faisons le plein de cette beauté sauvage, un peu âpre, qui nous entoure. Quel luxe ! Miam. On te mange toute crue ô volupté d’être au monde.
Nous faisons halte près d’une source. L’eau qui descend de la montagne est extraordinairement fraîche. Nous nous asseyons sur un rocher et en profitons pour prendre un petit goûter arrosé de cette eau si fraîche. Oh, juste de quoi nous sustenter léger. Reprendre des forces pour continuer la grimpette. Parce que… Marie a prévu – carrément ! - un « arrêt gastronomique » à mi-parcours de la randonnée. Hé, hé… Et ça, ça nous encourage, salive au bec, car, quand même, ça grimpe raide. Pfff. Enfin l’auberge ! Ouf… Hé mais, hé… qu’est-ce qui… ? se passe ? Personne ? Sauf quelques marcheurs… qui… repartent… dépités. Qu’est-ce que, mais quoi ? Hein dis donc ? Houlà, mazette, mais c’est… fermé ? Qu’est-ce que pourquoi, le pourquoi que tu lis ? Qu’est-ce que ça dit sur la pancarte : « fermé le jeudi » ? Or, nous sommes jeudi ! Caramba ! On se roule dans l’herbe : « Ha, ben crotte ! » Avant de reprendre, affamés, l’ascension. Bigre. On est marrons ! Plus loin, peut-être ? Mais non, rien. Que baies sauvages si tu veux… Pas d’ça minette ! Nous, c’est d’un bon steak qu’on rêve, crénom. Enfin bref, les heures passent. Nos mollets, nos bâtons, retrouvent rythme et… silence. Plus un mot. Pas de « Oh ! que c’est chouette. » Profil bas.
Enfin c’est la descente qui s’annonce. Vers le col nous pouvons « contempler » le sinistre spectacle qu’a laissé le passage de la tempête de 1999, qui a réduit beaucoup de sapins à l’état de fantômes grisâtres. Mais, passé le col, sur le flanc descendant vers la plaine, c’est à nouveau la verdure puissante, épaisse, des hauts sapins vosgiens. Chaque forêt a un visage bien à elle, bien différent de celui des autres forêts.
Et celle-ci, nous enivre par sa splendeur et ses odeurs. Nous oublions la vision dantesque du crâne en nous laissant glisser sur le ventre de ce Grand Corps, blessé du chapeau. Les cailloux sous nos pas, ces clichés des chemins, le bâton à la main, raide qui nous soutient – du moins, moi -, nous parvenons enfin à l’orée de la forêt. Au loin, des bâtisses : LE village. Avant que de le rejoindre, nous nous allongeons dans l’herbe, ivres de bonne fatigue et encore plus affamés. Dix minutes, un quart d’heure de repos. Nous sommes partis depuis le matin et l’on est le soir ; et l’on a le ventre vide, à part le petit goûter : quelques biscuits. Pour l’« arrêt gastronomique » de mi-journée c’est raté de chez raté, mais… qui sait si… Une « arrivée gastronomique » pourrait réparer, non ? On l’aurait bien méritée, pas vrai ? Alors levons-nous. Camarades, un dernier effort ! Nos jambes flagellent, les pauvres… Moi, pour ma part, je me sens tout faible, épuisé même. J’ai brûlé toutes mes réserves et la sieste n’a rien arrangé, au contraire ; c’est encore pire qu’avant de m’étendre. Je me traîne lamentablement. Il me faudrait une grue. Pour le moins un monte-charge. Marie m’offre son épaule. Déjà… Et je m’y appuie. Affalé, comme un manteau sur ma muse. Posé sur sa peau. Porté par ses muscles. Marie.
« Et vous autres… ?
- Non, nous ça va, t’es qu’une mauviette papa ! » Charles, frais comme un gardon après son petit somme, ou sa petite somnolence, m’encourage à sa manière : en me houspillant.
- Merci pour le compliment, mon fils. »
Marie rit. Puis donne le signal. Tous ont récupéré, au moins un peu. Moi pas du tout. Les quelques centaines de mètres qui me séparent de l’humanité civilisée sont les plus dures. Je n’en puis plus. Ah, il n’est plus très fringant le vaillant piéton. Et en plus, il a son estomac dans les talons.
« Et vous… ?
- Oui, nous aussi papa, on a la dalle ! »
Hé, « l’estomac dans les talons » : un comble non pour des « marcheurs. »
Nous avons de la chance. Ou plutôt, nous croyons avoir de la chance.
On se croirait dans le village d’Astérix. Tout le monde va, vient et se presse au resto. En terrasse ou en salle. Au choix. Tout le monde ici s’esclaffe, l’eau à la bouche. Parce que… c’est le jour… du cochon de lait rôti ! Miam. On s’installe. Mais hélas… « C’est un jour “spécial” messieurs-dames : il faut absolument avoir retenu. Les parts sont comptées du bon petit cochon rôti sur la braise. Nous sommes désolés. Mais nous pouvons quand même vous proposer quelque salade si vous voulez. C’est tout ce qu’on peut faire. »
Mines dépitées devant l’offrande. « Ah, fi donc ! Vade retro Satanas ! » Déjà monte à nos narines l’odeur de la viande… odeur délicieuse… qui nous monte au pif. Pas rester ici. Fuir ce supplice de Tantale !
C’est alors qu’on nous indique une auberge à quelques dizaines de kilomètres de là, dans un village, ou une petite ville… près d’un lac…
Ma foi, au point où l’on en est. On a bouclé la boucle du périple, étudié par Marie. Donc nous ne sommes pas très loin, en théorie, de la voiture. Pas très loin, pas très loin… c’est quand même trop loin. Mais bref, nous y sommes. Mon corps s’enfonce dans le fauteuil. À côté, Marie tient le volant. Et vroum, nous voilà repartis.
Il va faire nuit. Ça y est : il fait nuit. Ah, c’est réussi ! Marre des frites du camping. Nous, on voulait faire la fête à nos ventres ce jour-là. C’était prévu. Écrit sur le papier. Le planning disait : « fête pour le ventre après l’effort. » Mais seulement voilà, jusqu’à présent nous avons accumulé les échecs. Ceinture !
Quand même on essaie de trouver le bled paumé, où-c’que-paraît-il que… Nous le trouvons. Trouvons même l’auberge en question. Un endroit charmant, au bord d’un lac effectivement. Il y fait frais, oui frais : vous avez bien entendu, en cet été caniculaire. Trop frais même pour pouvoir manger dehors. (Et puis trop nuit pour admirer la vue.) Alors, nous allons dans la salle pour demander… Et non, nous n’arrivons pas trop tard, non il ne fallait pas avoir réservé. « Installez-vous. Mais je vous en prie. Je vous apporte la carte de suite. » Ah, Marie ! Que c’est beau ici ! Chaleureux. Marie. Nous sommes heureux et beaux. Oui, beaux. Nous allons rire et manger. Avec nos corps et nos cœurs unis. Nous sommes des enfants, Marie. Des enfants accompagnés de leurs enfants.
Ce fut un souper divin. Viande d’agneau et gratin, que j’te dis pas ! Entrées, desserts, cafés, que j’te dis qu’ça ! Un souper arrosé d’un Pinot noir d’Alsace sublimissime. Nous n’en laisserons pas une goutte.
Dimanche 6 février 2005. J’ouvre les yeux : pouah ! Refermons-les fissa.
Oh… En quelle année sommes-nous ? Je ne saurais dire… Ce que je sais, c’est que le ciel moutonne, veiné de lumière. Nous marchons dans les rues de Paris, nous sommes au mois d’août. Toujours au mois d’août, à Paris. Le meilleur mois pour la capitale. Nous longeons la Seine, le corps tranquille, comme celui des péniches. Nous visitons des quartiers et des quartiers. Pour cela, Marie est notre guide. Et nous battons le pavé derrière elle tels des canetons contents : il ne faut pas oublier qu’elle est née à Paris la gamine. Elle nous dévoile ses lieux secrets, où pleure un peu d’architecture. De chaudes larmes en forme de cœurs. Ou de cubes. Ou de globes. Ourlés, nervurés ; ou lisses comme le verre. Les rues sont animées, comme la plupart du temps à Paris. Mais les gens y sont quiets. Ce qui est rare le reste de l’année. Il règne ici, en été, comme un parfum d’éternité. Dans cette ville. Les maisons, les façades sont des spectacles grandioses ou ravissants, selon. On est parfois dans la Renaissance, parfois dans le XIXe siècle, parfois dans le XXe siècle. Marie nous fait lire Paris. Sans oublier de faire sourire nos palais.
Nous sommes à Rome Marie et moi. (Les enfants n’étaient pas encore au monde.) C’est sublime et c’est doux. Le cœur de Rome c’est la coupole de la Basilique St- Pierre dessinée par Michel-Ange. On la voit de loin. C’est mille palais aussi. C’est trente-six mille églises. Encore. Les baroques. Coco ! Et le café mon Dieu ! Dans toute l’Italie le café est divin. Et les étals de panini. Toutes ces couleurs qui vous mettent en appétit. Nous partons tôt le matin. Et ce petit bistrot dans cette cour où nous dégustons un petit-déjeuner mémorable. Et les flots de peintures, de sculptures, d’architecture. Et tout ce que je ne vous dis pas. Je tire le rideau.
Lundi 7 février 2005. Le ciel est bleu. Bleu clair. J’ai bien dormi, même sans le demi-Stilnox. J’ai mis peut-être un peu plus de temps à m’endormir. Mais je ne me suis pas réveillé. Hier au soir, ça a été très difficile. Physiquement et même psychologiquement. Très. Ça s’est un peu arrangé après la prise de médicaments, antalgiques compris.
Quand la mer bat
Son rythme enivre.
Ce soir spaghettis à la sauce bolognaise. Bravo, chouette ! Et cetera.
Des regrets ? Holà, ne parlons pas de ça. Voyons plutôt ce qu’on peut faire. Respirons les bons moments de ma vie d’antan. Un. Deux. Trois… Action !
Comme chaque jour, chaque soir, je me mets au piano. Je travaille mes mélodies. Certaines sont des bribes d’écriture dans mon cahier de musique ; une « écriture » approximative (d’encore plus autodidacte que dans les autres domaines où je m’aventure, donquichottesque). Une écriture de notes-gribouillis, malgré tout bien pratique pour enregistrer dans ma cervelle et dans mes doigts les idées musicales qui me viennent… je ne sais d’où ? Mais cette « écriture » n’est qu’une base. La véritable « écriture » se fait, peu à peu, en développant, note à note, en dessinant, comme pour l’un de mes dessins à l’encre : mes « Tricots ». Malheureusement cette musique, cet univers-là, je suis le seul à l’entendre, à en parcourir les volutes, à en connaître les tenants et les aboutissants. Faut faire avec… Tant pis, moi je suis en joie avec mes notes qui me dansent ma « chanson ». Nous sommes en… Oh !, nous sommes en maintes années jusqu’au début 2004.
Mardi 8 février 2005. Moments forts. À recueillir… à temps !
Nous sommes en 2004. Dans les premiers mois. Bien que déjà un « chant du cygne », en quelque sorte. Eh oui, sous Trileptal : Trip-létal ! Mais je tiens la boutique : j’ai rouvert le magasin. Je travaille sur mes textes. Dès le matin. D’attaque. Je travaille sur l’ordinateur. Longtemps. Heureux quand même. Il y a des moments mauvais certes, mais la création me porte, me trans-porte. Et même il y a des moments jouissifs. Et je ne suis pas trop gêné dans mon corps. Pas de douleur ici et là. Pas d’acouphène - en tout cas je n’y fais pas attention. Par moments, une boule, un nœud, me vrillent inopportunément l’estomac, tel un rappel… ou une menace. Des palpitations encore, peut-être, aussi. Mais de grands moments où je tape des pages ; où j’en écris d’autres.
Je marche vers la « petite Italie » en combinant des vers. (La « petite Italie » est un joli coin, chez nous, mieux protégé du vent que le reste, et par conséquent plus chaud. Ici, on s’y prélasse en été. Parfois même au printemps.)
Je suis sur une piste de neige, dans le Jura, seul. (Les autres sont à skis, moi en raquettes.) Il fait soleil. Grand bleu. Je fais une longue randonnée avec mes raquettes – sur une piste spéciale. À un moment, « balançant » les vers du long poème « Un monde clos », je m’aperçois que j’ai dû faire une erreur. Ma mémoire est impeccable. Et je corrige mentalement l’erreur. Plus tard, à la maison, je m’apercevrai que c’est exact, qu’il manque bien un pied à ce long poème de plus de trois cents vers que je me récitais en marchant dans la neige. En entier !
Mercredi 9 février 2005. Ce qui est en contact direct avec le monde c’est le corps. La chair, les os, les muscles, les nerfs. Quand tout cela est en paix place aux sens. L’ouïe, la vue, le toucher, le goût… Quand la matière du corps et les sens sont au mieux, ou pas trop altérés, un contact avec le monde peut être alors source de joie. À condition que l’esprit ne soit pas empesté bien sûr. Si tout cela est réuni, l’action devient possible. Et avec l’action, de plus en plus de joie d’être au monde. De plus en plus de contemplation.
Vendredi 11 février 2005. 20h 20. Où sont mes rêves monsieur ? « On » m’a volé mes rêves. Ô mes enfants, Marion, Charles, NE PERMETTEZ À PERSONNE de vous voler vos rêves. Le hic, c’est que l’on ne sait pas à l’avance que telle personne censée vous aider, va contribuer à vous voler vos rêves. Mes rêves ? Ce n’étaient pas des rêves inaccessibles. Ils étaient tout à fait réalisables.
Samedi 12 février 2005. Les enfants vivent et c’est heureux. Ils changent. Charles surtout. Il a toute une vie viennoise désormais. Il est connu à Vienne par des tas de gens. Il n’est plus aussi réservé. Et ceci, je le perçois, puisque j’en parle. C’est une étape qui m’a échappée en grande partie, qui s’est installée peu à peu, tandis que s’ouvrait le temps de l’ignoble grimace : la Grande Catastrophe personnelle contre laquelle je lutte depuis des mois. En grande partie seul. C’est aussi une grande épreuve de solitude que cette « mise à l’écart ». Les émotions, les sensations, sont fragiles, instables, du moins quand une ou deux bombes font exploser le substrat. Ce sont des explosions silencieuses que nul autre que moi n’entend. Ceux qui sont bien près savent qu’il se passe quelque chose de tout à fait anormal. Je pense à Marie surtout. Elle couche à côté de ma douleur. Mais, quand tu as mal aux dents, je ne ressens rien pour ma part. Sauf si tu me dis : « J’ai mal aux dents ». Je peux imaginer – et encore… parce que j’ai déjà eu mal aux dents moi-même. Mais ça ? Je ne sais même pas de quoi il s’agit, alors…
Dimanche 20 mars. Premier jour du printemps. Tout à l’heure, en relisant, brumeux, mais en lisant quand même, en relisant d’anciennes notes que j’avais prises en 1994 en Italie même : « l’Italie ; Piero della Francesca ; Giotto ; Arezzo ; Assise… », je nous ai revus, nous y ai revus, à Arezzo, à Assise, Marie et moi et les enfants. À Arezzo… Ô Arezzo ! Ô Italie ! Ô Piero della Francesca ! Ô temps béni ! Ô la Basilique San Francesco d’Arezzo ! Ô le chœur de la Basilique Saint-François d’Assise… à Arezzo ! Ô les fresques de Piero ! La Légende de la Vraie Croix. Oui, je nous y ai revus, à l’instant, devant Le Rêve de Constantin. Et à Assise !, devant les fresques de Giotto. Fresques de La Vie de Saint François. Ah !, Les démons chassés… d’Arezzo !, peints par Giotto di Bondone en la Basilique Saint-François d’Assise, à… Assise ! Oh oui, je nous y revois. Et je repense à ce jeune moine, Suisse francophone, qui, trop heureux de pouvoir parler français, nous fit visiter ce qu’il n’est pas permis de visiter : le réfectoire du monastère de l’ordre des Frères mineurs… sis, à même les flancs de la basilique, dans la pierre, de la basilique même. Réel… C’était !
20h30. J’aimerais être désenglué. J’aimerais rentrer à la maison. J’aimerais tant rentrer chez moi.
…Sur le seuil il y a Marie.
Elle m’attend avec un sourire immense dont elle a seule le secret. Elle en pleure de joie. « Te revoilà mon Amour ?, dit-elle. Je t’attendais avec impatience. Je t’attendais hier, avant-hier, je t’aurais attendu demain, après-demain ; je t’aurais attendu toujours s’il l’avait fallu. Mais te revoilà, aujourd’hui, et je suis si heureuse de te revoir entier ; rentre, n’attends pas plus longtemps sur le palier ; rentre à la maison mon Amour. »
(Philippe Baudet, 2009 – petit extrait de Des Peaux ? Quelles Peaux ?)