« LES DRAGONS DU MONT ALTARUSS » (+ Altaruss Deux Dragons : Philippe Baudet, 2016)

Posté

Commentaire à propos du spectacle « Les Dragons du Mont Altaruss » (extraits, atelier audio).

 

En juillet 2012 Pauline est venue me voir pour me proposer un nouveau projet théâtral : écrire un conte nouveau à partir d’un petit conte coréen traditionnel. Ledit conte, du moins la version qu’elle me mit sous les yeux, courait sur quelque quatre ou cinq pages – à gros caractères. (De ces petites histoires qu’on lit aux enfants le soir, avant qu’ils s’endorment ; ou bien, parfois, que les instits des petites classes lisent à leurs petits élèves.) Bref, ce conte ne me plut guère pour un projet de pièce. J’ai proposé à Pauline d’autres contes, mais, va-t’en savoir pourquoi elle tenait mordicus à celui-là.

Moi ? Passe encore pour une lecture d’avant dodo...

J’y suis allé d’abord à-reculons dans ce projet, par conséquent. (Après coup, je m’empresse de le dire ici, quand tout fut achevé, malgré les aléas de mille sortes, les chausse-trapes jusqu’au dernier moment, je n’ai vraiment pas regretté d’avoir activement participé, et ce pour maintes raisons, à cette réalisation.)

Mais revenons aux prémices. En ce mois de juillet 2012. 

Alors il a bien fallu passer en tout premier lieu, quand même, à l’étape « analyse de texte ». Pff... Cela ne résistait guère, pour un tel projet – à mes yeux du moins.

 

Un point m’arrêta cependant, un mot : « caverne ».

À ce moment-là, j’étais justement en train, depuis quelques mois, de me replonger dans la lecture d’un livre sur Léonard de Vinci. J’avais été arrêté par un petit passage de ses écrits (mêlant pêle-mêle tel et tel sujet) où il est question d’une caverne, symbolique bien sûr. (Un peu comme chez Platon, mais moins véritablement philosophique que purement poétique – encore que… il y a là de la pensée aussi, de l’enseignement.)

Je l’ai lu et relu ce passage. L’ai médité. Ce n’était en rien un poème, une poésie, constituée comme un sonnet de Michel-Ange par exemple. Non, c’était de la prose, incluse, peut-être bien – je ne suis plus très certain -, entre un problème mathématique, géométrique, et des réflexions concrètes de mécanique, somptueux dessins à l’appui – de ces désordres si typiquement léonardesques, léonardiens pour mieux dire, si riches pour l’esprit.

Or, à la nuit, dans mon lit il m’était venu des « images musicales » sur cette fameuse caverne de Léonard. D’habitude, ce genre de rêveries, si je ne me lève pas pour en jeter les premières notes, au matin elles se sont enfuies à jamais. Je ne me suis pas levé. Mais au matin mes premières pensées furent pour la caverne de Léonard. Des pensées musicales donc. Et j’ai, pour mon propre plaisir, modestement, mis en musique ce texte. Je l’ai enregistré sur mon petit dictaphone de poche (voix seule puis piano-voix). Des études, parmi une multitude d’études.  

C’est peu après que Pauline est venue me voir pour son projet de conte à mettre en scène ; à écrire d’abord…

L’on a vu que je n’étais, pour ma part, à ce moment-là précisément du mois de juillet 2012, guère emballé, guère d’envie de prendre la plume pour ce « il était une fois au pays du Matin calme ». Et comme il faut bien tout de même prendre son petit plaisir, n’est-ce pas, en discutant avec Pauline m’est revenue, cette histoire de caverne de Léonard. Dès lors, se sont mis en place des cubes dans mon imaginaire. Je n’ai gardé du petit conte coréen que quelques éléments, que j’ai pu tripoter à ma manière : de simples « figures imposées » en somme. Libre donc, de coudre, broder, partir en des contrées où… je pus placer mon bon vieux Léonard. Et imaginer à mon tour sa caverne. La visiter… en faisant la jonction, avec lesdites « figures imposées ». Et puis, surtout, tenter, au travers d’un récit, même si un peu foldingo sur les bords, d’amener une réflexion sur le concept de beauté, sur l’énigme des sens, de l’esthétique - au sens du ressentir -, de l’émotion, é-motion, ce qui se meut en nous quand nous sommes en présence de ce que l’on nomme la beauté, sur sa perception, sur l’abstraction enfin. (Une vieille marotte personnelle ça…)

Bref, j’ai alors fait écouter à Pauline mes premières études “sonores” sur ce texte de Léonard – enfin, sur cet extrait de texte, isolé artificiellement dans un grand feuillet de l’un des fameux codex -, pour lui dire mon désir, un peu flou encore, de le loger quelque part dans la pièce à venir, de le faire vivre là…

 

Bien plus tard, Pauline me demandera de lui faire parvenir mes études musicalo-truc-muche-tsoin-tsoin. Entre-temps j’avais imaginé une montagne à gravir par le personnage du puissant monarque réduit à quia, rongé par le mystère, montagne en haut de laquelle serait située la caverne : objet de désir, de fascination et de peur tout à la fois, recelant le secret peut-être, du moins le creuset, qui sait, de la création artistique en soi - du personnage du peintre incompris Liang Tsi en particulier : ce Liang Tsi emprisonné, lui, pendant ce temps de la montée, au fond d’un cul-de-basse-fosse. (Son corps en tout cas…)

Et cette montée devrait être perçue maintenant comme hypnotique, initiatique, difficile, pleine d’embûches, de dangers, de frôlements, de bruits, de vent, de pluie, de froidure, de fantasmagorie et que sais-je encore : de présences, d’êtres, parfois menaçants, parfois amicaux, selon ; mais aussi d’ivresse…

C’est pourquoi j’ai fait évoluer « le chant de la Grande Caverne » vers cette ambiance hypnotique. Avec pour seul outil toujours, mon simple dictaphone basique en guise de “studio d’enregistrement… du pauvre”. Voilà…

Mais, je crois que la troupe n’a guère eu de temps à consacrer à l’écoute de ces « esquisses », ces morceaux censés les guider dans leur jeu, leur donner le la dans ce que j’imaginais moi comme le point d’orgue de la pièce. “Point d’orgue” qui fut réduit à… cinq minutes chrono ! Pour une lente montée initiatique vers la source, c’est… peu.

Bah…

(Heureusement, il y eut le tam-tam et la voix de Jean-Pierre pour en rendre un écho-fantôme…)

 

*

Post-scriptum.

Afin de replacer ce travail dans son contexte je joins à ce commentaire le final du conte « LES DRAGONS DU MONT ALTARUSS ».


***********************************

Il n'est évidemment pas question pour moi de mettre ici le texte entier que j'écrivis alors pour ce spectacle monté par Pauline.

Seulement un extrait. J'ai choisi de préférence le final, parce que c'est là où j'ai inclus (introduit ?) le texte de Léonard de Vinci : "La Grande Caverne"


EXTRAIT DE : « LES DRAGONS DU MONT ALTARUSS »

(Final)

 

PHILIPPE BAUDET

 

 

Scène 4 : Au palais.

 

Le narrateur : Au début, vacant à ses affaires et passant selon les circonstances devant le cadre d’ivoire, l’empereur ne pouvait s’empêcher de jeter un coup d’œil gourmand, de plus en plus impatient, au cadre… vide. De temps à autre il envoyait son messager s’enquérir auprès du peintre, là-haut dans la montagne, de l’état d’avancée de l’œuvre. Mais… Sempiternellement le messager revenait bredouille et répétait à son seigneur les mots du peintre…

 

(Où l’on voit l’empereur à table.)

 

Diego Rodriguez de Silva : Maître Liang Tsi vous fait dire que cela avance, sire, mais il y a encore loin avant la perfection souhaitée.

 

(Où l’on voit l’empereur à la chasse.)

 

Diego Rodriguez de Silva : Maître Liang Tsi vous fait dire que cela avance, sire, mais il y a encore loin avant la perfection souhaitée.

 

(Où l’on voit l’empereur dans son bureau en train de s’occuper des affaires du pays, plume d’oie à la main. Mais avec la tête… ailleurs !)

 

Diego Rodriguez de Silva : Maître Liang Tsi vous fait dire que maintenant cela approche, sire, mais ce n’est pas encore tout à fait le chef d’œuvre tant attendu.

[Ici, il faut qu’on sente le temps qui s’écoule ; l’évolution de l’empereur ; cela est devenu une obsession pour lui, jusqu’à ne plus pouvoir rien faire d’autre.]

 

(Où l’on voit l’empereur dans la salle du trône, passant devant le cadre inlassablement, désespérément, vide ; vide ; vide ; vide…)

[Comme un ballet, effet de balancier.]

 

(Où l’on voit l’empereur passer devant le cadre “béant horriblement” en marchant somnambuliquement.)

[Noir.]

 

(Où l’on voit l’empereur passer de plus en plus lentement, de plus en plus impatient, devant le cadre. Obnubilé de plus en plus par ce “manque… qui crève l’écran” en définitive !)

[Noir.]

 

(Où l’on voit l’empereur s’arrêter devant le “cadre-trou”. Avec des voiles dans la tête… Devant ses yeux…)

[Noir.]

 

(Où l’on voit l’empereur assis en face du “cadre-trou”, défait tout à fait. Il en a perdu peu à peu l’appétit, le monarque. Maintenant, il est en passe de perdre le goût du plus su-a-ve des Plaisirs Terrestres… que seul un monarque de droit divin est en mesure d’approcher, de toucher du bout des doigts : le POUVOIR ABSOLU. Le POUVOIR ABSOLU… sur tout ou presque ! Ô… Plaisirs Terrestres que ne peuvent approcher “les simples mortels”. Comme un avant-goût de Paradis quoi. Mais là, là… Tout cela se lézarde, il semble bien. Kalar Kint est désormais un souverain à l’âme assombrie qui… sombre... de jour en jour un peu plus.)

[Noir.]

 

(Longtemps dans la peau de Kalar Kint. Long…temps ; long…temps. On est lui quasiment… Alors, on comprend que beaucoup de temps a passé, passe et passera. Beaucoup ! Et que durant tout ce temps passé, présent, futur, il n’aura plus bougé de devant ce cadre où s’amasse la poussière, Kalar Kint ; car… interdiction est faite aux doigts gourds de quiconque : serviteurs ou princes du sang, de venir s’y frotter, de venir y frotter sa brosse à reluire – c’est comme une folie, ou bien un démon ?, qui l’aspire, Kalar Kint, dans ce cadre vide ! Long…temps ; long…temps ; long…temps dans la peau de Kalar Kint, simple mortel re…devenu. Longtemps, ô, dans la peau, dans la tête… de cet homme-là ; en somme.)

[Mais cela a assez duré ! Oh, oh !... Retirons-nous sur la pointe des pieds chers petits amis. Et fissa !]

 

L’empereur : Il suffit ! Je n’en puis plus. Cela doit cesser sur-le-champ. Ramenez-moi de gré ou de force le peintre et son ouvrage. Il le finira sous mes yeux si nécessaire !

 

Le narrateur : Aussitôt dit aussitôt fait ! Le messager part une dernière fois dans la montagne avec cette fois-ci la ferme intention de ramener Liang Tsi manu militari. D’ailleurs il fait cet ultime voyage accompagné d’une petite troupe de gens d’armes.

 

Depuis que l’empereur avait passé sa commande, bien des cheveux blancs lui étaient venus. Des fils d’argent, d’abord. Puis comme des œillets… Depuis les tempes, jusqu’à parsemer, çà et là, son auguste chef. Et avant qu’il n’eût le “résultat” de maintes années d’attente fiévreuse vraiment en main… sa chevelure serait entièrement blanchie. C’est dire la patience dont il aura jusqu’ici fait preuve, le monarque de droit divin ! Mais tout à une fin.

 

(Le peintre entre dans la salle du trône accompagné du messager. Il tient dans ses bras tel un nouveau-né le rouleau de soie.)

 

L’empereur [fulminant] : Alors ?!!!!

 

Liang Tsi [radieux] : Eh bien, je venais justement de mettre la touche finale à l’œuvre et je suis heureux de vous annoncer la bonne nouvelle. L’œuvre est achevée, sire.

 

[Joie, excitation extrême de l’empereur.]

 

L’empereur : Vite, vite, montrez-la-moi !

 

(Diego Rodriguez de Silva et le peintre, solennels, déroulent avec lenteur et précaution le rouleau de soie, comme il en irait d’un nouveau-né… royal !, et le fixent sur le cadre en ivoire.)

[Silence puis franc éclat de rire de l’empereur qui croit à une blague.]

 

L’empereur : Ah ! Je te reconnais bien là mon cher Diego. Sacré farceur va ! Mais, bouffon, sache où ne pas aller trop loin ! Et là… tu dépasses outrageusement les bornes !

En un mot : où avez-vous caché mes dragons, messieurs ?!

 

 Liang Tsi [sérieux et presque offusqué] : Mais sire, les voici !

[Long silence, pesant, glacial. Le motif du paravent vu de dos est non visible pour le public. L’empereur faisant face audit public.] 

 

(Petit rire nerveux de l’empereur. Couinements. Ultimes couinements… de truie ! Puis silence sourd. Épais silence, comme le ciel bas avant la tempête. Avant le tumulte. L’atmosphère se couvre de menaces noires. Des ombres par-ci par-là dansent… la danse démoniaque du tonnerre... qui viendra d’ici peu. Ça y est ! Grêle, grêle, grêle ! Bon Dieu !, grêle ! À déchirer les tympans. À déchirer Terre et Ciel. Quel vacarme, oh, oh !!! Et puis… gare aux bosses, Messieurs ! Sur vos crânes, où va s’abattre la mitraille de la grêle, gare aux bosses !!!)

 

L’empereur : Mais ça, ce n’est pas ma soie ! Diego qu’est-ce que c’est que ça ?!

 

Diego Rodriguez de Silva : Mais si, Majesté ! C’est bel et bien… Hum…

 

L’empereur : Tournez cette chose face à la lumière, que j’en aie le cœur net !

 

[Le tableau pivote. Le public voit le motif : deux traits, un rouge, un jaune.]

 

L’empereur : Qu’est-ce que c’est que cette cochonnerie ?! Où sont les dragons ?!

 

Liang Tsi : Mais, sire, c’est une évidence ! Voici la quintessence même des dragons rouge et jaune que vous m’aviez commandés. C’est là le fruit de longues études poursuivies pendant des années et des années. Mon chef-d’œuvre, sire.

 

(Déluge, déluge, déluge ! Ô impériale colère !)

 

L’empereur : Chien galeux ! Tu as brisé toutes mes espérances ! Et… Tout ce temps perdu par ta faute ! Des années et des années de patience !... pour… rien. Et tu as du même coup gâché cette si précieuse soie qui ne méritait pas cet affront.

 

Liang Tsi : Mais sire…

 

L’empereur : Tais-toi ! [Se tournant vers Diego Rodriguez de Silva, l’index tendu vers le peintre.] Jette-moi ça immédiatement dans le plus profond des cachots.

 

Diego Rodriguez de Silva : Sire, tout de même pas dans les oubliettes ?

 

L’empereur : J’ai parlé !


 

Acte II Scène 1 : Dans la salle du trône.

 

Le Narrateur : Malgré sa rage et son écœurement, l’empereur réprima, inexplicablement, sa pulsion première de jeter l’objet de sa désolation aux ordures, comme il avait fait jeter l’auteur de cette désolation, à savoir Liang Tsi, dans un cul-de-basse-fosse.

Certes, il n’y comprenait rien. Rien de rien. Certes c’était tout embrouillé dans son esprit. Certes il avait encore souvent des haut-le-cœur à fixer de trop près… ce maigre concentré de formes pauvres où nul dragon, ni le dragon rouge ni le dragon jaune, ne semblait émerger, non !, où nul dragon ne saurait être lu, ne saurait être reconnu ah çà ! – par lui-même en tout cas -, dans ces… dans ces deux stricts, austères traits rouge et jaune, paraissant à première vue comme… purement et simplement tracés à la règle quoi ! Oh que non !

…Il ne parvenait pas toutefois à détacher son regard de ces deux traits-là.

 

Et même que… À son corps défendant il avait été rapidement (juste après Son Impériale Colère en fait) happé, captivé, capturé, ensorcelé, et sans comprendre pourquoi !, par ces deux misérables traits jaune et rouge occupant comme ils le pouvaient, tels deux barreaux esseulés dans l’ouverture évidée d’une fenêtre bien trop large pour eux, la surface étendue (oh, comme une plage dans le jusant désert !), la plage immense… de soie désespérément nue… du paravent. De l’ample paravent majestueux trônant là.

(« Oh, ma tête ! Ma tête ! Oui. Non. Oui. Non. Oh, mon crâne ! Il est tout bouillonnant mon crâne ! Oh ! Quelle est donc cette bulle ? Cette bulle… telle qu’une bulle de savon qui apparaît… multicolore sous le dard du soleil ! Et qui n’est pourtant que… que… D’où sort-elle, cette bulle ? Cette bulle qui navigue devant mes yeux, entre mes yeux plutôt, en dansant comme une folle ! D’entre le jaune et le rouge, là ? Hein ? Ohé ! Ho ! Du tréfonds de la soie qui “se moire” au sein des deux… “barreaux” donc ? Hum ? Oh, ma tête… Va-t-elle exploser… comme une bulle de savon, ma tête ? Oh !... »)

 

(Où l’on sent - eh oui chers petits amis… - qu’il y a eu, malgré ce que les us et coutumes du pays, les croyances de ce temps-là, auraient pu/dû faire advenir en pareille circonstance, et malgré ce que l’état en soi d’autorité suprême, “divin” pour ainsi dire, de l’empire - incarné par Kalar Kint -, aurait pu/dû exiger devant pareil affront : un rejet clair, net, sans bavure de cette “foutaise !, de cette mystification fumeuse” ! ; à l’encontre aussi de la vraisemblance la plus élémentaire peut-être ; et surtout sans que l’intéressé lui-même n’en puisse mais, il y a eu dis-je, une… “métamorphose” de l’empereur.

L’ambiance devient… disons… heu… légèrement “fantasmagorique”, comme on vient de le voir ici n’est-ce pas.

Et c’est alors que… fondent carrément sur Kalar Kint (tels de grands oiseaux à larges ailes : leurs bras qui battent l’air) deux “êtres”, un jaune et un rouge, qui entament de suite, avec discrétion d’abord, un danse.

…Puis la chorégraphie se fait un peu foldingue à la vérité !

…Une danse ? Encore ?! Comme la bulle de tout à l’heure ?

…Eh oui une danse. Mais, bientôt enivrante celle-là, de danse… Telle une bacchanale ! Une bacchanale où ces “êtres” – les deux formes qui se meuvent en rythmes denses -, se rapprochent, s’éloignent, se rapprochent, s’éloignent ; s’approchent tout près, tout près… de la joue de Kalar Kint, la frôlent doucement, la caressent tendrement, dans un flou… “semblant un sourire”. Et repartent en ondoyant, là-bas, tout là-bas, derrière la colonnade de marbre… en battant des ailes : flap, flap, flap, flap. Volte-face des ombres remuantes. Gestes fins. Pas de deux. Pas, pas, pas. Un sifflement peut-être ? Un air de flûte, peut-être ? Puis une voix grave… entonne un chant. Puis, l’empereur se réveille en sursaut une première fois brièvement. Réveil… sur fond de percussions. En sursaut donc… En sueur également. Puis, puis, puis…

Les “êtres” se rapprochent à nouveau de lui, l’accompagnent en tournoyant... tels que des papillons.

…Puis la danse devient soudain vraiment intense. De plus en plus. Frénétique. Barbare. Tam-tam et tout le toutim. L’empereur comme halluciné retombe alors dans le sommeil. Un sommeil de plomb pour le coup. Profond comme… comme…

Les deux “êtres” l’envahissent de plus en plus. En profondeur bien sûr.

…Puis l’empereur se réveille une nouvelle fois en sursaut. Et… Les deux “êtres” s’éloignent alors… lentement. Lentement…

 

Kalar Kint se retrouve seul, totalement éveillé maintenant ; cependant que… transformé à jamais par l’énigme : « Qu’est-ce qui… ? Qu’est-ce qui… ? Quoi… ?! »

…Il revient à nouveau au paravent, comme on va vers un être cher. Et regarde le paravent, d’un œil vierge désormais – dénué de préjugé donc -, sans plus aucun écœurement du tout, attentif, attentionné ; puis fasciné plonge dedans. Ou plutôt est aspiré à l’intérieur du paravent.

…Ça n’est plus l’affaire d’un empereur et sa garde, mais bien d’un homme, d’un homme seul, tout simplement. D’un homme… face au mystère.)

 

 

Scène 2 : Sur le chemin qui mène à la caverne

 

Le narrateur : Une métamorphose s’est véritablement produite, c’est certain désormais. L’empereur est un homme. Oui… Il n’est plus ce monarque tyrannique aux vilains caprices devant lesquels tous doivent plier. Tous !

Il est face à lui-même. Face à… ? Face à… ?

Après un long moment passé à nouveau devant le chef-d’œuvre, qui le happe. Happe toute son attention. L’homme n’est plus que désir… mêlé de crainte tout de même devant « l’inconnu ». Comme saisi de la nécessité ardente, irrépressible, d’aller à la caverne du peintre. D’aller « y voir par lui-même ».

 

C’est alors… la lente montée de l’homme, presque nu… et néanmoins… “habité”, en direction de la caverne.

 

Sur son chemin, il croise un nouvel “être”… venu d’où ? Çà ?!…  Un double peut-être ? Voire un fantôme ? Un guide en tous cas ! Une sorte de Virgile. Peut-être tout cela à la fois ? Peut-être… ? Quoique… Peut-être pas au fond ?

Bah…

 

Il lui semble entendre de nouveau des percussions ; dirait-on du moins ? Peut-être n’est-ce que le vent ? En fait ? Des rafales de vent, oui ! Oui ? Oui, oui ! Ou non… ? Serait-il encore à moitié endormi au vrai ? Peut-être aussi ? Oui, mais non ! Sûrement non ! Ou alors… ? Ou alors… ?

Vagues. Des vagues. Comme des vagues. Tout comme des vagues, oui, oui. Et ça l’entoure, l’enveloppe tel un manteau. Drôle de manteau quand même ! Quand on y pense… Des ondes ! C’est cela qui l’entoure maintenant, l’enveloppe. Des ondes ! Ou bien alors… comme des volutes. Oui, oui, des volutes. Des volutes toutes blanches, impalpables. De la brume. Oh oui. Un peu comme du brouillard. Un brouillard… sur fond rock’n’roll de blizzard. Des flocons enfin. De neige ! De… la… neige ! Qui tournoie ou quoi ?! De la neige. Immatérielle. Il n’a pas froid. Pourtant il n’a guère comme habit que son vêtement de nuit ! Avec ça sur le dos seulement, il devrait être gelé normalement. Oui, parce que manifestement il grimpe la montagne ! Et dans la nuit encore !

 

Là ! Tangible, une rose géante ne dirait-on pas ? Mais si ! Mais non ! Mais… sssssiiiii….

Là ! Irréelle presque, pas tout à fait ? Une vapeur rosée… ? Une… rosée ? Une rose géante éclot sur le côté du chemin de rocaille. Une rose ? Immense face au ciel changeant. Lui grimpe. Grimpe. La rose, si c’est là bel et bien une rose – géante !, on le répète -, est toujours là, tandis que, lentement mais sûrement, Kalar Kint gravit la montagne. Étrange non ? Elle parle… ? Lui… parle. À lui… ? Non ?! Ho ! Ohé ! Ho ! Du gris. Des blocs de gris. Grisaille. Gris de gris. Gris de chez gris. Gri-gri. Des cailloux dans la main. Des cailloux gris… dans le poing… serré. Et la rose géante toujours et encore. L’homme. L’homme-petit-pois-sur-la-montagne. Mater-montagne. Maternelle ? Matière brute. Abrupte. Éructe quand ça lui prend. L’homme-empereur n’est plus qu’un pois. Petit. Petit pois… AU PANTALON VERT. À LA VESTE ROUGE CERISE. Des blocs de bleu… bleu de cobalt, soudain dans le ciel. Blocs de bleu qui virent à l’oranger sombre. Vlouf, la rose ouvre un œil et sourit à l’homme-empereur… minuscule sur le flanc ouest du mont Altaruss. Il lui semble bien, l’homme minuscule, qu’elle l’encourage, la rose, en un plissement de ses pétales. L’encourage… ou bien au contraire… se moque ? Exhortation ou… malices ? Hum ?!

 

…Et après ? Que se passe-t-il après ? Ho ?!

…Après ? Juste après ?

…Eh bien, eh bien chers impatients… L’empereur affronte la tempête !, la neige !, le vent !, le brouillard !

…Des jours et des nuits passent.

…Kalar Kint est accompagné par son guide tout au long de la montée : à coup sûr un “être” vraiment très étrange que celui-ci !, si ce n’est pas réellement un spectre. Bah… Spectre ou quoi donc… peu importe au fond. Avec sa tête à la “Léonard”, il est magnifique, non !

Et puis… Et puis… Au détour d’un roc mal placé qui faillit faire choir l’empereur dans le vide, cet “être”, vlouf !, tend les bras et… rattrape l’empereur in extremis. Ouf… À temps !

Un “être” bien solide donc apparemment que ce “Léonard-là” ! 

Est-ce alors pour rasséréner le monarque qui a vu… des anges (ou… des démons ? brrr !)… lors de cette fraction de seconde où sa vie n’a plus tenu qu’à un fil… de soie, est-ce pour l’encourager ? Toujours est-il que le spectre “Léonard” se met soudain à scander, puis chanter, ces mots énigmatiques pour nous à l’instant :

« …Et poussé par mon ardent désir, impatient de voir l’immensité des formes étranges et variées qu’élabore l’artiste nature, j’errai quelque temps parmi les sombres rochers ; je parvins au seuil d’une grande caverne, devant laquelle je restai un moment frappé de stupeur, en présence d’une chose inconnue. Je pliai mes reins en arc, appuyai la main gauche sur le genou, et de la droite fis écran à mes sourcils baissés et rapprochés ; et je me penchai d’un côté et d’autre plusieurs fois pour voir si je pouvais discerner quelque chose ; mais la grande obscurité qui y régnait ne me le permit pas. Au bout d’un moment, deux sentiments m’envahirent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelque merveille extraordinaire. »

[Léonard de Vinci]

 

 

Scène 3 : Devant la caverne.

(L’empereur avec un peu de crainte se prépare à entrer dans la caverne. Son guide reste à l’entrée. Quand il entre, le rideau se ferme doucement derrière lui.)

 

Qu’y a-t-il donc découvert, dans cette caverne ?

En premier lieu, deux dragons absolument magnifiques l’ont surpris… criants de vérité. L’un était rouge cardinal des pattes à la crête. Avec un de ces regards ! À vous couper le souffle ! Brrr… l’autre, jaune soufre ! Et son regard à lui, s’est planté dans le regard consterné de l’homme-empereur. Un vrai coup de poignard. Il a dû reculer en quatrième vitesse, ho ! Avant de se ressaisir… « Mais, ce sont là, tous les deux, ces deux dragons-là… des peintures sur soie ! Mes dragons ! Mes peintures ! Eh bien çà alors ! » Des draps de soie étaient suspendus, oui, dès l’entrée de la caverne. L’un à droite, sur lequel était représenté le dragon rouge ; l’autre, le jaune, exactement placé en symétrie parfaite. C’est-à-dire à gauche évidemment.

Puis Kalar Kint passa, avec tout de même un léger frisson dans l’échine, devant les deux géants cracheurs de feu jaune et rouge figurés en ronde-bosse, ombre et lumière réaliste on ne peut mieux. L’intérieur de la caverne était à l’opposé de ce que la paroi rocheuse accidentée, naturelle en somme, de l’extérieur pouvait laisser supposer. Résolument à l’opposé ! D’une géométrie stricte. Rigoureuse. Murs plans. Blancs. Nets. Une sorte d’intérieur de cube parfait, et non de caverne ! Tiens donc ! Un cube ? Mais alors, vaste. Long. Profond à l’instar d’un immense corridor. Tout au fond et bien en face de Kalar Kint, un tableau. “Abstrait”. Un rectangle blanc de soie ordinaire, scandé par deux lignes verticales : deux traits rectilignes, l’un rouge cardinal, l’autre jaune soufre. La réplique exacte de son paravent. (Ou plutôt, plus vraisemblablement, sa préparation.) Sauf que la soie bien évidemment n’en a pas l’extraordinaire beauté : ce n’est là, remarquons bien, que de la soie de qualité… “ordinaire”. Mais c’est déjà… Ouh là là ! Enfin…

Entre les deux premières suspensions de l’entée, au réalisme inattendu… disons, de la part de Liang Tsi, et ce tableau du fond, tout à fait frontal au spectateur, au visiteur… sur le pas de la porte, après avoir passé le seuil tout de même, eh bien ce sont des quantités et des quantités de nouvelles suspensions encore. Tant et plus ! Maintes et maintes peintures sur drap de soie blanc ivoire tombant à la verticale. Les secondes suspensions sont assez proches de celles de l’entrée : les dragons y sont nettement reconnaissables. Puis… pour ce qui en est des suivantes, de plus en plus épurés. Plus on progresse vers le fond, plus les formes se schématisent. Les antépénultièmes sont en fait déjà très stylisées. On ne reconnaît les dragons que… parce que l’on en a vus une multitude auparavant. Les pénultièmes sont déjà presque… le tableau final. Pas entièrement cependant. Il y manque encore…

…Tiens ! L’homme a dit en lui-même ces mots : « il y manque encore. » Manque encore. Manque.

…Intéressant non ?

…Puis il a pensé en son for intérieur : « Non mais quelle somme de travail ! Cela doit représenter beaucoup d’années d’efforts soutenus, constants, que cette… montagne de couleur ! »

…Encore plus intéressant non ?

 

D’un côté, donc, en enfilade, la série des dragons rouge cardinal ; de l’autre, celle des dragons jaune soufre.

 

Au centre de l’atelier, l’homme s’arrête net. Comme scotché. Stoppé par la contemplation de ce fameux tableau du fond – placé, redisons-le, à même la paroi qui fait face au visiteur, dès son entrée dans la caverne. Ce tableau, il le connaît bien. Et pour cause, c’est le sien ! Enfin… presque. C’en est la “répétition” ultime en quelque sorte. Sur ce fait aussi, il faut insister. Insister. Insister. Insister. Et pourquoi cela ? Eh… Parce qu'ici, in situ, il en comprend complètement l’intention, croit-il. À quelque vingt-cinq mètres de distance, il est capable, là, d’en boire toute la sève. Il n’est pas devenu d’un coup de baguette magique un… “spécialiste”, non. Il sent seulement. Il sent. Il voit. Et il voit tout ce qui lui avait échappé, chez lui, au Palais impérial. Bien sûr, ce tableau-ci, qui ressemble tant au sien de tableau, ne peut rivaliser avec ce dernier ; ne serait-ce que parce que son support, bien que de bonne soie déjà, n’est jamais qu’une soie “ordinaire” (là encore il convient de se répéter : sinon, à quoi bon toutes ces années et toutes ces années de folles recherches afin de retrouver une soie infiniment extra…ordinaire ?!). Et puis, la main – quoique virtuose - qui a peint ici, de ce fait même sans doute du support, n’y a pas encore exactement, lui semble-t-il à cet homme, cette subtilité magique, ce plus, qui fait du sien tableau une œuvre proprement exceptionnelle. Ce tableau qu’il a tellement dénigré cependant. Qu’il a failli, de dépit, jeter aux orties ! (Comme il a fait jeter… “aux ordures”, Liang Tsi. Liang Tsi. Liang Tsi ! Persuadé qu’il était alors d’avoir été floué. Moqué ! Et pourtant… Et pourtant…)

 

…Sur la paroi du fond donc (on l’a déjà dit et redit ?, eh bien… on le ré-ré-répèèèète !), face à l’homme, oui, tout à fait frontalement, par conséquent avec l’œil suffisamment éloigné de l’œuvre pour pouvoir jouir de la composition en son entier - et comme sur le sien tableau d’ailleurs –, maintenant apparaissent, appariés, les deux traits de couleur, les deux tracés rouge et jaune ; comme incrustés à ce blanc ivoire éclatant de la soie crue qui les réunit. Ces deux présences le… Le… Lui font… Lui font… Enfin… le font frissonner quoi. Ces deux… Ces deux… Comment dire ? Et là… il ne trouve pas, plus, les mots. Il n’y aurait donc plus de place pour les mots en face de cette peinture ultime ? Peut-être… Mais c’est d’une émotion qu’il n’attendait pas qu’il se sent saisi tout d’un coup. Tombant le masque, des larmes lui viennent. Et il ne s’explique pas la raison de ces larmes. Les premières de son impériale existence ? Ou alors… Ça remonte à Mathusalem ! L’aube. L’enfant petit. Voire le nourrisson Kalar. Si ce n’est le bébé Kalar ! « C’est bizarre ça… Oh, mais c’est salé on dirait ! Oui, oui : salé ! »

 

*

Nous ? À l’instant ?... La caverne ?... Eh bien mais… Nous la découvrons comme si l’on était ses yeux. Eh oui… Puisque nous sommes dans ses pensées en ce moment. Oh, en visite subreptice attention. En visite éclair. De passage. Nous sommes par conséquent témoin de ce moment unique. Un éveil ? Ma foi, nous ne savons. Nous ne sommes pas Dieu, nous, hé !

 

L’homme-horreur se meurt. Peut-être… Pas forcé, çà non. L’homme est l’homme, que voulez-vous ? L’homme nonobstant se transforme. Comme le vent. Comme la mer également. C’est mouvant, émouvant. C’est géant… Gyrophare ! Et c’est ours. Cela grogne. Cela mord. Cela viande aussi. Comme le glacier ! Et ça pose et repose. Ou ça bouge. Comme le glacier, oui. Avec la lenteur qui sied à un glacier bien sûr. Tout comme… le glacier, là-bas, à trois ou quatre kilomètres d’ici.

 

L’empereur reste empereur toutefois. Et puis… ?

 

Et puis…

Ces larmes quand même ! Ici, en haut du mont Altaruss, tandis qu’en bas, tout en bas, croupit Liang Tsi dans un cul-de-basse-fosse.

…Pas même certain qu’il y ait une paillasse dans cette oubliette-là. Des rats oui, qui tiennent compagnie au peintre !, des rats, ça va sans dire. Mais une paillasse ? Quand bien même pouilleuse. Non, pas même certain qu’il y ait une paillasse !

 

Et son innocence à lui ? Kalar Kint ? Son innocence !, dites voir un peu, hum ?!

 

…En tout cas, ce que l’on peut affirmer ici, c’est que c’est un homme neuf qui ressort de la caverne. Si ce n’est neuf, du moins… du moins… Bref !

 

*

Et nous-même ? Eh ! Devinez chers amis, frères et sœurs. Devinez…

 

 

Scène 4 : Dans les jardins du palais, à ciel ouvert.

 

Le narrateur : Bien entendu, après avoir été confronté à l’évidence, régénéré qui sait, en tout cas enfin en harmonie avec lui-même, le premier geste de Kalar Kint est de faire libérer le peintre sur-le-champ ! De lui présenter, et non sans honte d’ailleurs – honte, dont il n’avait jusque là, tout lui étant dû jadis et naguère encore, aucune, mais alors aucune idée auparavant ! -, de lui présenter donc, humblement, ses excuses les plus sincères… pour son aveuglement imbécile. Pour sa cruauté également, injustifiable à ses yeux tout neufs, évidemment. Ses yeux de maintenant.

Et puis… Et puis… Il n’a de cesse de le remercier chaleureusement, et du plus profond du cœur – un cœur tout nouveau lui aussi -, pour lui avoir permis… de… naître. Et d’enfin… lui avoir ouvert l’esprit

 

“Vous avoir ouvert l’esprit cher monsieur Kint… ?” Oh, oh, rien que ça ! Ben dites donc !

Attendez, attendez… Ça n’va pas un peu trop vite là non ?

Mouais… Parce que, je ne sais pas ce qu’en pensent nos amis qui ici sont tout yeux et tout ouïe, mais bon… hein ?

…Oui. Tout cela… est bien gentil monsieur Kint. Bien gentil oui. Mais mon cher monsieur, croyez-vous vraiment que par un simple claquement de doigts - nouveau caprice peut-être, qui sait –, tandis que vous avez, vous, “l’esprit enfin ouvert”, se “referment comme par miracle : tchac !, plaies et humiliations par vous si généreusement prodiguées” ? Croyez-vous par exemple que se rattrapent sans altération des mois de vie à croupir, parmi la vermine, sur le sol dur, visqueux des pires de vos impériales prisons ?! Le croyez-vous vraiment ? Non mais… sérieusement, cher monsieur Kint ?! (Sans parler des petits bonshommes qui se déchirèrent – pour vous - et périrent par dizaines là-bas… en vos enfers, dans votre putain de Raavma-Loos !)

…Tu veux mon humble avis sur cette délicate question ô empereur ? Non ? Ah ?!... Dommage, dommage…

Dommage vraiment !

 

Bah… Après tout, moi, qui ne suis qu’un corps à peine lourd du poids de l’esprit, encore moins sûrement lourd du poids de la chair, de quoi je me mêle n’est-ce pas, chers petits amis… ? De quoi je me mêle ?! Eh !... Je n’suis pas Zorro ho !

 

Et puis… va-t'en savoir si maître Liang Tsi – qui n’est pas sans ressource apparemment -, n’a pas vécu cette épreuve-ci, des oubliettes, avec la force intérieure des plus grands des yogis ; presque avec le contentement de soi, de qui surmonte la vulgaire matière… Comme les plus grands de nos saints tiens ! Les sublimes Thérèse d’Avila transpercée par le Saint-Esprit, les sublimes François d’Assise recevant les stigmates, les… les… Les saint Sébastien, criblé lui de flèches bien réelles pour le coup, hé !

Bref. Peut-être qu’il y a gagné quelque chose à être martyr, le Liang Tsi ; peut-être.

 

Peut-être aussi que le spectre “Léonard” n’était effectivement nul autre que lui-même… Liang Tsi : évadé de son corps, de sa geôle ? Possible… Rien n’est certain, mais… c’est possible en effet. Finalement ?

 

…Cela expliquerait bien des choses. Bien des choses.

 

Le peu de ressentiment manifesté lors de sa libération… La quasi bienveillance à l’égard de son pourtant bourreau… Alors çà !

 

…Il n’y a bien qu’à l’intérieur des contes, ne pensez-vous pas, amis ?, que l’on rencontre, ma foi, pareilles bizarreries ! Non… ?

 

Mouais… Nous n’aurons jamais le fin mot de l’histoire, je le crains.

 

Toujours est-il que, ce qui est étant, bientôt… Dans les jardins du palais, ce sont deux hommes qui marchent côte à côte.

 

L’empereur : Accepteriez-vous, Maître Liang Tsi, de devenir le Premier Peintre de la Cour ? Vous auriez vos appartements et votre atelier dans le palais ça va de soi. Ou si vous préférez une résidence dans la capitale avec tout le confort possible ; je peux…

 

Liang Tsi : Je vous remercie, Majesté… C’est fort aimable à vous. Mais voyez-vous, j’aime mieux ma liberté à tous les ors, et à tout le confort que je pourrais trouver ici.

 

L’empereur : Je vous en prie, Maître Liang Tsi, faites-moi au moins l’honneur de votre amitié ; comme deux semblables. Vous m’avez déjà ouvert les yeux, accepteriez-vous quand même… que je vous invite à rester – oh, quelque temps seulement, n’ayez crainte -, à rester dis-je, auprès de moi pour m’aider à parfaire, par vos lumières, mon initiation à la beauté ?

 

Liang Tsi : J’accepte ton amitié ; mais c’est moi qui t’invite au cœur de la nature sauvage, chez moi, là-haut dans la montagne. Ce ne sera pas moi ton professeur, mais la montagne elle-même. Elle recèle tant de richesses inouïes, tu verras.

 

L’empereur : Comme tu voudras. C’est avec joie que j’irai ! Mais avant que tu ne rentres chez toi, si tu le permets, rejoignons la fête un moment et laisse-moi te montrer à mon tour tous les talents… de mes cuisiniers ! Hein ? Qu’en dis-tu ? Miam ? Mmmm… Miam, miam !

 

(Ils échangent tous deux à cet instant un regard complice et repartent, sur fond de musique festive, faire un petit tour dans le parc illuminé par les myriades d’étoiles d’un ciel sans voile. L’air y est si doux en cette saison. Si doux…)

 

 

FIN