TOMBÉ EN ÉCRITURE (Les chiens de faïence)

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TOMBÉ EN ÉCRITURE

(Les chiens de faïence)

 

"Au fond de sa tête roule une tête… séparée du tronc. Le corps tombe dans le ruisseau : c’est la faute à Rousseau, c’est bien connu."  


Alors mes petits frères et sœurs ? Nous revoici à la même table ? Pour partager joies et misères ?

Vous me lisez par défaut. N’ayant rien d’autre à lire. Nul os à vous mettre sous la dent. Et vous me rongez la moelle ? chers petits frères et sœurs.

 

Eh ! je suis tombé en écriture, c’est un fait. À quoi bon le nier ?

Il en est qui entrent en écriture, comme on entre en religion. Moi j’y suis tombé. À mon corps défendant quasi. Le corps tombe dans le ruisseau : c’est la faute à Rousseau, c’est bien connu.

 

Or donc j’écris. Stylo au poing. « Vipère au bec. » Charrue au cœur.

Encore un mot, venu de l’abîme (et de la mise en abyme qui sait), avant que d’aller plus avant. Je ne t’aurais causé de rien, compagnon, sans doute pendant des jours au moins, car j’étais en manque de munitions : un cahier ad hoc pour tout dire.

 

Nous venions de rentrer de Paris avec mille choses à te conter, mais…

(Mais je ne vais quand même pas écrire sur du papier-cul, non !)

Quand tombe entre mes mains qui ne le cherchaient pas - et pour cause : j’avais oublié son existence dans l’amas qui s’entasse -, un cahier violet.

« Tiens donc ? Qu’est-ce là ? »

J’ouvre. Quelques pages écrites de ma main. Au début de ce cahier violet, comme on s’en doute, mais aussi, curieusement, à la toute fin. Pages non indispensables que j’arrache sur-le-champ, direction poubelle.

 

C’est ainsi que, pour me dépanner, je me trouve au volant d’un véhicule d’occasion… qui stoppera sa course avant la cinquantième page, puisqu’elle n’existe plus. Pas davantage les quelques-unes qui la précèdent. Vous voilà prévenus petits frères et petites sœurs, quoi qu’il arrive je devrais prévenir la chute à la page 40 et des poussières. Vous voilà prévenus, et moi aussi. Mais dès fois que j’oublie… Que je m’oublie…


 

RACHID

 

Nous montâmes par l’escalier mécanique. J’avais le cœur serré. Depuis l’été 2003, en août, je ne l’avais pas revu. Je ne l’avais pas revu depuis plus de six ans, lui, mon ami de jadis, plus que mon frère alors. Pire, j’avais cru ne plus jamais le revoir. Mais j’allais le revoir, là, après que les escaliers mécaniques du Centre-Pompidou m’auront déposé au niveau 4 du musée. J’étais avec Alice. Nous le vîmes… qui nous tournait le dos, absorbé dans une conversation avec un collègue à lui. Cent mètres nous séparaient. Je découvris sa calvitie nouvelle, son profil d’aigle fatigué, sa barbiche méphistophélique. Nouvelle image de Rachid. Rachid ? Oui. Employé par Beaubourg, il contrôle les tickets. Son collègue nous fait face, Rachid toujours lui causant. Et Rachid nous ignore superbement, de son dos offert et de son crâne de moine. Alice derrière moi, tout aussi émue que moi, me pousse. Plus que quelques pas. Le collègue s’attendant à recevoir nos billets d’entrée tend la main : « S’il vous plaît messieurs-dames. » Nous n’avons aucun billet à lui offrir et ne lui prêtons aucune attention. Rachid se retourne. Muet. De pierre, inerte. Le temps qu’il faille aux neurones pour se brancher, dendrites et synapses se concertant. Les yeux sans expression pour nous, quidams, soudain s’illuminent. Mais je suis déjà dans ses bras. Il m’enserre. C’est la danse des pleureuses. Le reste ? Ce qui s’ensuit ? On s’en doute non ? Alors passons.

Moi je reste sans voix pendant un temps qui paraît long. Alice dit quelques mots. Et puis, l’invétéré moulin à paroles de Rachid se met à moudre, à moudre. Tordu, tordant, pleurant, riant, fusant, fustigeant, amphigourique, logorrhéique en diable. Pour ma part, le poing serré dans mon ventre mettra longtemps à desserrer ses doigts, afin de dénouer ma gorge, et me permettre de parler à mon tour. Un pont sur l’autre rive : la jeunesse vive.

J’étais avec lui, Rachid, quand j’ai rencontré pour la première fois Alice.

C’était un soir.

Ce soir-là, Rachid et moi promenions notre amitié de fête en fête.

À l’une de ces fêtes, c’est donc accompagné de Rachid que j’allais voir pour la première fois la femme-de-ma-vie. Oui, ce soir-là, d’avril mil neuf cent quatre-vingt-un, avant même l’avènement de l’ère Mitterrand.

Rachid fut le témoin de notre amour naissant… avant que d’être le mien, de témoin, pour notre mariage.

Elle et moi.

 

Il nous regarda d’abord machinalement, à notre arrivée à Beaubourg. Des inconnus. Des gens comme les centaines d’autres qui se présentaient ici. Qui venaient visiter les salles du musée. Ces salles de musée dont lui et son collègue étaient les portes en quelque sorte. Et le temps qu’il nous vît vraiment, qu’il réalisât qui il avait réellement en face de lui, fut comme le temps nécessaire à la rose pour s’ouvrir. Ou comme le temps nécessaire au tournesol pour tendre vers la lumière sa belle tête d’or. Enfin, presque. Pas tout à fait quand même. C’est une image bien sûr. Une image au ralenti. Pour dire la lenteur… soudain s’accélérant.


  Il a vu, enfant, la tête de sa mère séparée de son corps. Une fraction de seconde. Avant que de sombrer dans le coma où avait sombré déjà, en plein sommeil, fauché sans avoir rien vu, son jeune frère Djamal. Djamal n’a rien su : il a dû découvrir ce que l’oncle Farid cacherait le temps qu’il pourrait aux deux enfants, ses deux neveux dont il se trouvait être désormais le tuteur. À savoir que son frère aîné, Rachid, et lui-même étaient les seuls survivants. Toute la famille décimée, sauf eux. Toute la famille, papa, maman, et la fratrie. Sauf eux. Deux garçons, petits encore, le corps brisé, et le cœur défait. Deux orphelins.

 

Dans l’automobile on chantait du Ferrat. (Le père était un fan de Jean Ferrat.) On voyageait par les routes de montagne. Faisait-il nuit ? Je crois bien… Il faudrait redemander à Rachid ou à Djamal, mais qui oserait ? On était joyeux dans l’auto. Papa, maman, les enfants : deux filles et deux garçons. Les enfants s’endorment, l’esprit tranquille. Excepté l’aîné, Rachid. Rachid qui a beaucoup de plaisir à entendre chanter papa et maman ; et le ronronnement du moteur. Cela le berce. Il a toujours aimé les voyages en voiture. De jour, avec tous ces spectaculaires paysages, mais aussi de nuit, avec toutes ces lumières qui clignotent dans le noir : jaunes et rouges lumignons dessinant des esses. Mais tout se brouille soudain : la voiture a raté un virage. Papa s’est-il endormi ? A-t-il eu un malaise ? Toujours est-il que la voiture a fait une embardée, s’est retournée dans le fracas des tôles. Cela en un long instant. Longue, longue minute, étirée ; longue… mais à la vérité cela s’est passé en bien moins de temps, qu’il ne nous faut pour l’écrire ici. Pour décrire la scène. Une zébrure dans l’espace-temps en fait. Et la voiture a foncé dans un ravin ; s’est écrasée quatre mètres plus bas. Quatre mètres seulement, car le véhicule a été retenu dans sa chute par un bosquet d’arbres poussant sur le flanc, ici pas trop abrupt, de la montagne. Sans ce bosquet, la chute vertigineuse eût été non pas de quatre mètres mais de quatre cent mètres. Et alors plus aucune étincelle de vie n’eût été possible. Nonobstant, une chute d’une violence telle qu’elle n’a laissé que deux petits broyés. Les autres, tous morts sur le coup. Tous morts…

Rachid a eu le temps de voir ce que l’on ne devrait jamais voir. Juste avant d’entrer dans le tunnel de l’entre-vie-et-mort : la tête de maman séparée de son corps. Une vision entraperçue et couic ! Image incrustée pour toujours et à jamais. Dans la mémoire du survivant. Dans son esprit pour toujours. Une fraction de fraction de seconde d’image brute, seulement. Et c’est tout l’avenir qui s’en trouverait chamboulé. La psyché en prend un sacré coup ! quand on a entrevu ça

 

Les deux petits, blessés très gravement, seront sauvés de la mort, et réparés plus ou moins… par la Chine. Sa médecine. Sa chirurgie de pointe. La Chine… de passage -miraculeux – en Algérie.

 

Rachid aura cinquante-cinq ans en ce mois de novembre 2009. Mais sa tête ne peut oublier… Il boit. C’est un alcoolique. Un alcoolique… pas anonyme. Il a une enfant mais pas de femme. Ou bien mille femmes : c’est-à-dire aucune. Pas d’auto non plus. Il boit.

Il a vu, enfant, ce qu’il ne faut pas voir.

Il a un talent fou, Rachid. Un talent fou.

Et il nage dans l’alcool. Et nul n’y peut rien. Pas même moi.

Au fond de sa tête roule une tête… séparée du tronc.

 

Le corps tombe dans le ruisseau : c’est la faute à Rousseau, c’est bien connu.

 

 

 

 

Philippe Baudet, 2009 (petit fragment du chapitre : Tombé en écriture – in Alice, et les autres)