Pénélope, j’attendis Ulysse…

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Pénélope, j’attendis Ulysse…

(Qui faisait un long voyage)

 

Prologue (ou : « La parole est à Kélard. »

 

Lundi 14 décembre 2009. Il y a un tout juste, j’écrivais « La Sphère ». Une bougie. Et aujourd’hui, qu’est-ce que j’écris ? Un long cycle débridé qui m’accompagne plus que je ne le « décide ». Qui me donne l’illusion de… (parfois) ; mais non ! Les événements. Ce sont les événements ! qui décident ; et m’ont amené à la lettre O. Est-ce que ce fleuve ira jusqu’à Z ? Pour ma part j’aimerais bien prendre la tangente. Ou filer au delta en hors-bord. Et prendre un peu, beaucoup, à la folie… le large. Mais… Qui vivra verra, comme on dit.

Petite gigogne dans son long périple à travers l’amour, Alice fit, du 4 au 6 décembre inclus, un court voyage à Paris, en solo. J’aurais bien voulu développer le thème en moult volutes (et variations) mais… (je vous en demande excuse) le peu de place que me laisse le goût ou le besoin de visiter d’autres contrées me contraint à la concision. Voici. Je suis Pénélope ; elle est Ulysse. Pénélope, j’attendis Ulysse qui faisait un beau voyage. Elle me revint les yeux pleins de lumignons lointains. Et les bras chargés de récits. Tout plein. Tous ! pleins…

Nous discutâmes sous la pluie, le 7 décembre 2009, déambulant (moi, pour la première fois depuis des lustres) lors de la Fête des lumières, à Lyon, côte à côte. Étranges propos. Elle : « Ça remet les pendules à l’heure. » Ah ? Quelles pendules ? Quelle heure ? Moi : « Oh, pas tout à fait. » Elle, comprenant de travers : « Euh… Eh bien tu n’as qu’à te trouver une petite copine, toi aussi. » Gloups. Volez les anges. Et fouette cocher !


 

Vendredi 27 novembre 2009. Hier, j’ai terminé le cahier N, intitulé « L’Aube ». Sous-entendu… de l’humanité, mais cela eût fait un peu pompeux en guise de titre. Et puis le petit kiki attentif saura lui, me suis-je dit. J’ai en effet posé des jalons ici ou là. Dès les premières pages je crois. Il y est explicitement dit : « L’aube de l’humanité. Tout est à inventer : la roue, le feu… » Et cetera. Je cite sans avoir le texte sous les yeux. Ici et là, peut-être bien : encore des allusions à ce thème (à la fois grandiose et simplissime). Je ne sais plus trop. Trop flou. En tout cas le final est, quant à lui, tout à fait éloquent ; sans bavure dirais-je.

 

Où l’on voit le héros (re)naître. Donc être.

 

On l’y voit obéir à ses instincts. Certains…

 

On ne le voit pas prendre Ève certes. Mais on voit Ève s’allumer en lui. Offerte ?

 

On le voit presser le sein du son et du dessin. Rudimentaires, comme il se doit pour une aube.

On le voit faire ses pas de bébé dans la ville. On l’y voit jouir de ça, quand pour d’autres c’est la guigne. L’habitude. Le train-train. Et le : « Bof, oui bon, et après ? Où est l’exploit ? Dans ce banal-là ? Hé ! Moi j’te l’fais ! Fastoche ! Fastoche… mais chiant. D’un chiant ! La meilleure façon de marcher c’est de mettre un pied devant l’autre. Et de recommencer. OK. Oui mais bon ? Où veut-on en venir. Je ne vois pas ! »

 

« Ne vois pas » ? : évidemment !

Mais lui, voit. Il voit même très bien que cela n’a rien, absolument rien de banal.

Et le feu peut prendre et s’embraser. Ou faire pschitt et s’éteindre : faux espoir ! Car rien n’est sûr encore. On s’emballe, on s’emballe pour des petits riens. À peine sortis de matrice. Et qui barbotent encore. Pas même déjà dans le parc à sable. Bien loin du toboggan ! (Et youkaïdi ? Non pas ; non.) Tête sous l’eau, dans la bassine mal placée ; mèche trop courte, ou au contraire trop longue ; faire long feu ou bien boum ! Ça s’est vu ; ça pourrait se voir ici. Rien n’est vraiment gagné bien sûr. Rien… sauf… les premiers-pas-de-l’homme-sur-la-lune justement.

Tout dépend de ce qui s’ensuivra maintenant.

 

Au cahier N on a vu l’homme – homme primitif, premier à lui-même – ouvrir, tout seul, comme un grand : ouvrir la porte des boutiques par exemple. Pas n’importe lesquelles. Son plus bel exploit d’homme-vraiment fut de retourner au magasin de fournitures d’art où il avait ses habitudes d’homme libre, jadis. Déjà là, en ce lieu, une étape était franchie. En ce lieu précis. (Car tu ignores, ô ignorant, tout ce qui a pu se passer, non seulement dans sa tête, mais plus encore dans ses tripes. Ici. Le parfum… Ça vaut bien, en soi, quatre-vingt-dix séances de psy !)

 

Ensuite. L’homme a couru – sans courir ; d’un pas assuré : l’assurance de son pas étant également un signe ; dans son cœur, cela vole !

 

Dans son paquet, un beau carnet à couverture noire et rigide : il a pensé à cela afin que la feuille ne ploie sur ses genoux, tout à l’heure ; dans un instant. Pas de gomme. Mais nécessairement un ou deux crayons. Deux : de différents tons. Et de quoi les tailler. Il faut penser, sinon à tout, du moins à l’essentiel : l’ongle ne suffit pas pour effiler la mine usée.

 

Usée… ? Il l’espère bien : ça voudrait dire avoir fait maints dessins.

 

Hélas, il devra se contenter d’un seul.

 

Ultime clin d’œil à l’aube de l’humanité, il a choisi Adam. Dans le parc du musée St-Pierre. Adam, premier homme… selon la Bible. Selon aussi le cœur et les poumons ; et toute la petite horlogerie de cet homme-ci. Notre homme. Nous-même en fait ? Adam, autrement appelé « L’Ombre » par Rodin, son auteur.

 

Quant à lui, le modeste, il chercha la meilleure place. La trouva sur un banc libre. Libre de quoi ? N’ouvrons pas ce débat-là s’il vous plaît, on a bien trop à faire, hic et nunc, sans s’embarrasser de questions idiotes en sus ; de sophismes. Ou d’arguties à couper les cheveux en quatre : défaut qu’on ne connaît que trop. À la mords-moi-le-nœud. À enculer les mouches comme disait feu André Dubois. Que je salue ici, merci. Ceci, ce petit placard, parenthèse, bien ou mal placée, servira au moins à cela : un bien tardif hommage à cet homme de haute trempe – caractère bien trempé -, que j’ai côtoyé autrefois, illustre et méconnu. (Mieux connu depuis qu’il est ad patres. Et – surtout ! – depuis que sa collection, particulièrement riche en Gleizes, et disciples de Gleizes, par la grâce du legs est venue prendre place sur les cimaises de notre musée des Beaux-Arts de Lyon.)

Il me revient vos fameux cigares, barreaux de chaise, cher André. Dans le même temps que ceux d’Alain Roche, autre prof à l’École des Beaux-Arts, jadis. Car oui, j’ai omis, pris (entraîné) par le jet de ma plume un rien trop allusive, de préciser que vous fûtes professeur ; en même temps que vous-même : homme de culture, artiste, et collectionneur avisé. Ici, dans ce temple : ce musée, on ne fit pas la fine bouche pour accueillir votre don… posthume. À mon époque – époque de jeune homme -, il fallait être un privilégié pour accéder, dans votre petit appartement, aux œuvres jalousement contenues en votre jabot : votre âme – mot désuet, passe-partout ; mais que dire d’autre ? "Cœur" est un peu, du moins le devient, usé. Et puis, il connote un peu trop sentimental quand on repense à vous, hypersensible mais… qui tâchiez de garder vos tremblements par-devers vous. À défaut de pouvoir les cacher totalement. Et je parle ici de TOUS vos tremblements. Pas uniquement de ceux – ceci serait par trop facile – dus à votre maladie nerveuse chronique, avec acmé, puis relatives accalmies ; le tout en dents de scie. Ceux-ci, de tremblements, dus à ladite maladie ? ou aux médicaments ? À la vérité, cela ne changea rien à votre calvaire. Et si j’en parle c’est que, sans le clamer sur tous les toits, vous en parlâtes vous-même. Rien n’est pire que la honte monsieur Dubois. Rien n’est pire que le cachez-moi-ça ! outrecuidant de tout un chacun des bien-portants.

Bref, j’ai dit : TOUS vos tremblements.

Ceux, surtout, de votre passion. Et ne me vient pas à l’esprit, sournois et dont on ne peut se décoller… tel le sparadrap du capitaine Haddock dans « L’Affaire Tournesol », (où l’on voit que j’ai de la culture moi ; car oui, c’en est !), le sens négatif du mot, synonyme de souffrance. Me vient plutôt celui d’exaltation ; jubilation ; délectation : vous aviez un appétit monstre, monsieur, sous votre habit docte et raisonnable. Raisonnable ? Vraiment ? Était-il bien raisonnable de déposer – en guise d’installation ? – un sac de ciment (ou était-ce du plâtre ?) éventré, son contenu se répandant dans le couloir, tout près de l’atelier (ainsi nommait-on encore la salle dévolue à untel ou untel, prof à l’école), de monsieur Gachet ?! Avec cette inscription bien en vue : « Sac de ciment (ou plâtre ?) gâché ! » Oh la provoc ! Je ne sais plus la querelle qui vous opposait à lui, ce monsieur Gachet, peintre de son état. Dont je ne connus guère qu’une silhouette dégingandée ; une tête chenue aussi, que je vois déambuler vaguement dans ma mémoire. Quelques ragots encore ? Mais fallait-il y prêter foi ? Quand on sait l’atmosphère de concurrence agressive qui animait les "ateliers". Et les montait les uns contre les autres. Pour ma part, ayant toujours, pas forcément dans mon intérêt d’ailleurs, mais ne pouvant faire autrement que de garder, enfermée dans sa cage, une volonté d’indépendance absolue (obsessionnelle ?) qui faillit me coûter cher ; ayant toujours dis-je, négligé de prendre parti pour telle ou telle bannière, je dois avouer que ne me reste de cette histoire que la coquille. Jaune et blanc sont perdus à jamais pour moi. D’autant plus qu’ils n’avaient jamais vraiment existé concrètement à mes yeux.

Cela étant, mon affection pour vous : vous saviez, par je ne sais quelle magie, vous faire aimer de beaucoup parmi nous, étudiants « chétifs, au cœur maladif » ; mon affection pour vous donc, me poussa pour une fois – et en toute mauvaise foi, puisque ignorant presque tout de l’affaire -, à me ranger sans hésiter de votre côté. Sous votre étendard, voile au vent, vent debout. Votre drapeau pris dans la bourrasque, vous qui trembliez tant. Tellement angoissé. Le panache – votre geste -, le regrettiez-vous ? qui vous conduisit au tribunal.

Car il y eut procès. Votre coup avait tellement bien réussi : toucher au vif votre adversaire, qu’icelui alla jusqu’aux armes permises par un État de droit. Jusqu’au palais de justice. (En d’autre temps, il y aurait eu duel, hé !) Pendant des mois, telle une mouche affolée, vous ne fûtes plus occupé que de cela. Au diable Gleizes et les autres ? En tout cas, vous ne parliez plus d’eux. Seulement de cette affaire qui vous dépassait maintenant. Au point de quémander des témoignages. Témoignages de quoi au juste ? Vous me demandâtes le mien. Je vous l’accordais sans hésiter, prêt, pour vous, à mentir s’il le fallait. Car, je le répète, je n’ai jamais rien compris à cet imbroglio. Vos explications ? Euh, la confusion de vos propos, parfois, les points de suspension (que j’affectionne, mais là ?) me laissèrent dans le brouillard. Je ne sais si, parmi les aficionados encore plus proches de vous que moi, tel mon grand ami Victor Estier, l’on en comprît davantage les tenants et les aboutissants ? J’ai certainement dû parler de cela avec Victor Estier, car on était comme cul et chemise à l’époque. Je n’ai pas souvenir qu’il ait eu de quoi éclairer ma lanterne. Il devait nager tout autant que moi. Sinon, par sa bouche j’aurais su ce que vous me trembliez du bout des lèvres. Inaudible.

Vous pouviez à vos heures être limpide. Pour peu qu’on soit sensible à l’implicite. Quant à l’explicite : tintin ! Et ce n’était pas là la moindre de vous qualités. « Didactique ? Jamais ! Entre les lignes, pépère ! Ou alors dégage de mes bois ! » C’est bien comme cela qu’on put parvenir à effleurer Gleizes. Sans qu’il ne perde rien de son mystère. Bien au contraire. À votre contact le mystère gagnait de l’épaisseur.

Mais avec la lecture de René Guénon : craignos ! On eût pu flirter avec la secte. On eût pu ? Pas mézigue ! Pas d’ça mémé ! On eût pu, si vous ne mettiez la plus extrême attention à protéger vos poussins d’un puissant bouclier. Un autre de vos tremblements cela : votre intelligence intacte malgré vos problèmes d’élocution. C’est la voix qui tremble. Jamais la lucidité. Jamais chez vous. Horreur des gourous, vous eûtes toujours. Celui qui vous regardait comme tel, vous le reconduisiez vers la sortie. Et vous n’aviez pas de mots assez durs pour fustiger certaines dérives de la Section d’Or. Et surtout la nauséeuse ambiance qui s’empara, autour de la grande prêtresse de Moly-Sabata, du cercle concentré autour d’Albert Gleizes. Je ne sais quant à moi si ce fut à son insu ou pas ? Mais, vous, cela vous fit sortir de vos gonds. Saine colère. Salutaire pour la chair à sermons qui n’attend que cela : « Transperce-moi, ô Dieu. Je suis tout à toi. »

Alors qu’il ne faut être à personne ! Si ce n’est à son amour. Son amoureuse, dans mon cas.

Bref. De tout cœur, dans "votre affaire" – revenons-y un instant -, pour votre honneur, je fus avec vous.

Pour ce qui est du témoignage que je fis en votre faveur (et donc, forcément contre l’autre, là, le Gachet-gâché, et dont, ce faisant, je ne me fis vraisemblablement pas un copain, n’est-ce pas, hum ?), eh bien je ne fus pas convoqué.

Je ne sais même plus, aujourd’hui, ce qu’il advint de ce procès.

Fut-il ajourné ?

En ce qui me concerne, à l’époque, vous fûtes du moins assuré de mon témoignage… d’estime, si ce n’est d’amitié. Je n’eus d’oreille que pour vous. En aucun cas pour monsieur votre ennemi. Pas le mien d’ennemi. Mais lui m’indifférait.

 

Trop longue parenthèse ?

Assis sur mon banc, à reluquer Adam crayon à la main, j’ai soudain pensé à vous, cher André.

Quitter la proie pour l’ombre… est-ce là ce que voulut Rodin ?

Bah…

Petit dessin de rien du tout sur mes genoux, le chat saute. Il se bat avec L’Ombre.

Vous ? André ?

Que vous dire qui ne soit ridicule ?

Je n’ai appris votre décès que bien des années après que vous eûtes pris la poudre d’escampette. Ça m’a…

Non, taisez-moi André ! je vais encore dire des conneries.

Vous m’aimiez bien je crois, en retour de mon attentive affection pour vous.

Vous m’aviez fait l’honneur de m’inviter à contempler, chez vous, vos trésors. Et ça n’était pas si courant : tous vos moutons ne venaient pas bêler dans votre corridor ; cet endroit où souvent passait, goguenard, votre compagnon algérien ; il passait l’air de rien, jetant un œil amusé sur cet aréopage menu, chevelu, juvénile.  

 

Je suis là, aujourd’hui, survivant ; et vous mort.

Les asticots ont-ils eu raison de votre peau, ou bien est-ce le feu qui vous a emporté ?

André ?

 

Je suis dans le parc de St-Pierre. Face à L’Ombre de Rodin, tout en cherchant Adam.

Et savez-vous, ô vous qui ne savez plus rien, l’autre jour, à deux pas d’ici, en visitant l’exposition temporaire du moment, j’ai eu – on ne se refait pas que voulez-vous – une bouffée d’émotion qui est partie de là, dans le creux du ventre, et qui est remontée tel un geyser jusqu’aux yeux.

C’était dans un corridor aussi. Ça m’a rappelé chez vous. C’était chez Gleizes. (Et consorts… plus ou moins. Qu’on rentre aussi. Enfin bon : ne faisons pas trop le difficile). J’étais chez Gleizes. Point.

Et là, chez Gleizes, il y avait votre nom. Votre nom multiplié de façon exponentielle. Vous étiez à répétition.

Quelle collection vous aviez mon cochon !

Quel goût ! Quelle sagacité !

…De l’entregent ? Point ne vous imagine dans les cocktails mondains, coupe de champagne à la main, sourire de circonstance sous votre petite moustache.

Non. Quelque argent d’un héritage je crois.

Votre maman vous tapotait encore sur les doigts si je me souviens bien. (Et vous tapait sur le système ? Ou bien l’inverse, c’est vous qui lui tapiez sur le système ? Ne sais plus.)

Laissons là les leçons de psy…chiat-e-rie à deux sous. Tout ce monde-ci est éteint.

Mais vous ?

Votre nom, là, répété : « Legs d’André Dubois ; legs d’André Dubois ; legs d’André Dubois… »

 

Gleizes et Dubois réunis. À St-Pierre.

 

Le bras se met à me faire mal. Puis, des fesses : disons du coccyx, à l’atlas, via muscles et nerfs, mon corps se met à demander grâce au bronze qui point ne bouge. Et puis il rend les armes.

Il me faut remuer.

Salut Adam. À une prochaine…

 

Adieu, André.

 

 

 

 

 

Philippe Baudet, 2009 (« Adieu, André » - petit fragment, issu du Chapitre « Pénélope » in « Alice, et les autres »)