LE TABLEAU-FENÊTRE

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LE TABLEAU-FENÊTRE

Quel privilège !

Même couché sous le joug de mon dos blessé tel qu’un champ de blé en été sous la gifle paysanne de jadis, avoir sous les yeux un tableau-fenêtre long et large, large et haut, sans le moindre barreau pour en barrer la vision sacrée, avoir sous les yeux dis-je, un ciel, à cet instant peuplé de gris mouvants, rien que des gris puissants, avec là-bas, sur le côté bas, dans le coin du tableau-fenêtre, une intense, éclatante luminosité qui perce presque ce rideau-là que sont les fabuleux gris de dame Nature, avoir sous les yeux dis-je encore… le mouvement pur, les méandres du vent – et le son aussi ! – en filets qui dansent et foncent doucement de gauche à droite sur le tableau-fenêtre en verre sans le moindre accroc qui viendrait possiblement nuire au spectacle, du vent en rafales dans la masse grise mouvante et docile, là, dehors, au-delà du cadre donc, avoir sous les yeux répété-je – sous MES yeux ! -, en plus des gris si beaux qu’ils en donneraient quasi le tournis, la vision si proche des branchages de fin décembre qui eux dansent carrément – ronde et gigue ou slow selon, parfois twist ou rock mais c’est plutôt rare en vérité -, branchages longs, fins, souples, griffus par là, en tout cas ceux, la partie, petite partie, de ceux… de ces géants tilleuls que je sais être mais… dont je ne vois, depuis mon lit, que la masse-fouet des terminaisons qui battent l’air ou sont battues par lui, l’air ; bref, tout ceci à moins de deux mètres de mes yeux, en plein centre, de mon champ de vision – j’allais dire en plein cintre -, quel privilège oui ! Qui vaut bien une messe de Noël non ? Qui me console – oh, un petit peu, rien qu’un petit peu – du cuissot de marcassin qui se déguste en ce moment même en bas, au rez-de-chaussée, du cuissot de marcassin qui me passe sous le nez, à l’instant ! Bah, prenons cela, ces parfums qui me font frissonner la narine – seulement frissonner bien sûr… -, avec philosophie n’est-ce pas. Oui, jouissons quant à nous, cloué dans notre pieu avec des glouglous au creux, là, de ce qui nous nourrit l’esprit par les yeux – via les yeux !

Eh ouais, va, ma foi, plongeons une fois encore notre truffe dans ce cadeau que nous offre notre tableau-fenêtre, tout à côté de nous, tout près, tout près. Ô… Prenons conscience de ce privilège. Gavons-nous-en. Gravons-le en nous, bien net, le plus net possible, pour plus tard, quand nous n’y serons plus dans notre campagne. Pour quand nous aurons dû le quitter, notre paradis d’ici et maintenant.

*

Tordu, tout raidi, douloureux, noueux tel un vieux chêne, je suis au chaud, allongé dans mon plumard. Me suis mis côté fenêtre afin d’être au plus près du tableau. Une immense fenêtre sans le moindre montant ni le moindre croisillon qui viendraient possiblement se mettre en travers de mon chemin. J’ai encore un peu mal mais ça va mieux quand même. J’ai l’esprit clair. Bien que maintenant, le spectacle s’éteigne : c’est la nuit qui tombe. Il me faut tourner mon attention vers d’autres visions. Du dedans celles-là.

*

Derrière la porte de la chambre cela va, cela vient. Des bruits de pas dans l’escalier : les petites abeilles qui ont préparé le festin qui se déguste au rez-de-chaussée, ce sont elles sans aucun doute. Elles vont, elles volent, les bras chargés des plats mitonnés ici, au premier, chez nous, chez moi. Tout près, tout près. Mmmm et miam, miam…

Joyeux Noël M’sieurs-Dames. Joyeux Noël.



(Philippe Baudet, 25 décembre 2012)